Cette chère humanité. in L'Europe après la pluie

Philippe Curval, La volte, 1976, 296 p., 19€ epub sans DRM (in L'Europe après la pluie, 2016, 896 p.)

 

« Défense de rêver le long des murs. » 

Une dystopie politique, surréaliste autour des frontières et de l'isolement, un roman visionnaire dont l'actualité récente autour des migrants nous laisse pessimiste sur notre chère humanité.

Présentation de l'éditeur :

Au début du XXIe siècle, l’Europe occidentale s’est brutalement repliée sur elle-même pour former le « Marcom », communauté autarcique de treize États qui, après avoir chassé tous les étrangers de son territoire, s’est entourée d’impénétrables barrières. Figé économiquement, le Marcom l’est aussi socialement, moralement, esthétiquement.

Dans leur confortable enfer climatisé, seuls les privilégiés peuvent s’offrir un ersatz d’éternité : des cabines à ralentir le temps. Restent quelques marginaux, et surtout Belgacen Attia, l’espion qui vient du chaud — les anciens pays en voie de développement qui forment désormais une union civilisée — pour s’opposer au conditionnement qui coupe l’homme des puissances de l’instinct et des ressources infinies de l’imaginaire.

Mon ressenti :

Paru initialement en 1976 chez Robert Laffont dans la collection Ailleurs et demain, les éditions La volte ont eu la bonne idée de rééditer ce texte dans le volume L'Europe sous la pluie, omnibus comprenantdeux autres romans Le dormeur s’éveillera-t-il ? et En souvenir du futur, ainsi que deux nouvelles, le tout préfacé par Jean Quatremer. Couronné en 1977 par le prix Appolo.

L'Europe décrite pas Philippe Curval il y a quarante ans n'est pas loin de se réaliser : édification des murs anti-migrants à l'Est, surveillance des mers, des individus, nouvel hygiénisme, normes
sécuritaires, individualisme, etc...
L'intrigue n'est ici que prétexte pour nous montrer cette Europe future, repliée sur elle même. Pour se protéger des immigrés et du progrès, cette vieille Europe décide donc de se murer et de rêver à son glorieux passé. La science a réussi à ralentir le temps dans des cabines où la plupart s'isolent. L'immobilisme est roi. La ville se désertifie. Dans cet univers "concentrationnaire", l'"apathie" est la norme, les déviants sont envoyés dans des camps de rééducation psychologique.
Le roman peut se diviser en trois parties, la première a été un uppercut : tout est ici au service des idées, pas un personnage, un fil narrateur n'est présent pour appuyer le propos. L'atmosphère m'a fait penser à l'excellent film The Lobster.
L'auteur n'oublie pas qu'un mur protège de l'extérieur, mais empêche aussi de sortir, les deux étant étroitement liés. Le rêve alors comme seul échappatoire ? Ne rêvez pas !

La suite s'est un peu gâtée pour moi. N'étant pas un adepte de la théorie surréaliste ni de la psychanalyse, j'ai perdu souvent pied.
L'écriture est moderne, actuelle (petit lifting pour cette réédition ?), l'imagination est dans chaque page. Seuls les quelques éléments techniques donnent une piste sur son année d'édition.

Un livre qui se mérite, désespéré, un roman politique, dur et violent, un texte inventif et onirique. Bref une petite pépite.
Le tout pour un prix plus que juste...

Les autres critiques sur cet omnibus :

La critiqueLa critique

Quelques citations :

Les raisons de la scission n’étaient pas connues. Le fait était intervenu brutalement : toutes communications par voies aériennes, maritimes ou terrestres avaient été interrompues unilatéralement par les treize États ; un réseau de défenses automatisé d’une sophistication extrême avait été mis en place ; système si perfectionné qu’il n’y avait pas d’exemple prouvé d’un homme qui l’ait déjoué totalement : ceux qui n’étaient pas morts étaient revenus fous de leurs tentatives de franchissement de la frontière. Par ailleurs, l’espionnage aérien était inefficace, les faisceaux de distorsion visuelle s’y opposaient. Les signaux hertziens ne passaient pas. Le Marcom était, depuis vingt ans, un monde clos, secret, mystérieux : un grisé sur la carte de la Terre.

Mais il avait oublié de régler l’intensité lumineuse de la pièce aux fenêtres murées. Il dut se relever pour la diminuer légèrement et y adjoindre une tonalité bleutée qu’il estimait favorable à la méditation, pestant comme d’habitude au sujet de la domotique qui ne résolvait pas tous les problèmes d’asservissement au quotidien ; malgré la complexité des circuits électroniques installés dans son appartement, il y avait toujours un moment où il fallait transformer ses souhaits en actes physiques ; surtout depuis que les travailleurs étrangers avaient été chassés du Marcom, lors de la scission.

— Vous êtes en règle, mais je ne vous conseille pas de vous baigner à cette heure-ci.
— Pourquoi, le vent ne dépasse pas la force 2, la marée est de morte-eau et je n’entre pas dans les périodes réservées au ski nautique, à la pêche sous-marine ou à la voile ? J’obéis donc à toutes les normes de sécurité.
— Exact ! Pourtant, vous oubliez un détail : il n’y a plus de patrouille de sauvetage entre deux heures et sept heures du matin. Je ne peux pas prendre le risque de vous autoriser ce bain.

Le Marcom est une belle taupinière ! L’individu est emmuré dans le confort imbécile dont tu parles. Nous sommes devenus des tubes, aspirant la nourriture par un bout, la restituant par l’autre. Mais que résulte-t-il de ce passage ? Rien. Aucune transformation ne se produit à partir de cette captation d’énergie. Tu ne crois pas qu’il serait préférable de laisser les citoyens de la Communauté s’exprimer librement, pour inventer l’art d’aujourd’hui ?

Deryme fixa quelques compensateurs de gravité sous les aisselles et sur les hanches du dormeur ; tout le monde possédait de ces gadgets en réserve, car en Marcom, il n’y avait plus de main-d’œuvre pour effectuer les sales besognes depuis que les travailleurs immigrés avaient été expulsés. « Plus d’étrangers, plus de racisme », avait été le slogan de la campagne en faveur de cette mesure.

Pour que la révolution s’instaure, il faut que le peuple en ait le désir ; ce n’est pas lorsqu’une poignée de privilégiés la provoque qu’elle peut aboutir artificiellement.



 

2 commentaires:

  1. Je ne sais pas si le thème m'interesse finalement. C'est toujours noir, et dans les mêmes tendances. pffff

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  2. C'est assez désespéré sur l'homme, il est vrai. Mais en même temps, c'est une dystopie !
    Et comme disait Ferré ; "Le désespoir est une forme supérieure de la critique. Pour le moment, nous l´appellerons bonheur"

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