Le dormeur s'éveillera-t-il ?

Philippe Curval, La volte, 1979, 288 p., 19€ epub sans DRM (in L'Europe après la pluie, 2016, 896 p.)

 

Vous qui avez encore espoir en l'homme, passez votre chemin.

Une uchronie dystopique et anarchiste, à la lisière du fantastique, autour de la question : qu'est ce qui fait société ? Un livre coup de poing contre la bien-pensance et les extrémismes de tous poils.

Présentation de l'éditeur : 

Par son sujet, Le dormeur s’éveillera-t-il ? prend abruptement le contre-pied des thèses écologistes qui font aujourd’hui florès.
Le monde du Dormeur – l’Europe en pleine désagrégation – n’est qu’un vaste bouillon de culture : de l’écologie au fascisme, en passant par les dangers de l’énergie spatiale solaire et les bienfaits du nucléaire pour créer des véhicules explosifs.

Philippe Curval, on n’en doute plus, a le sens de l’humour grinçant… Un humour qui se retourne contre le lecteur. Un livre présage, existentialiste, anarchisant.

Mon ressenti :


Paru initialement dans la collection Présence du futur en 1979, Philippe Curval imagine une France et une Europe en pleine révolution menée par les Ecos, des écologistes réactionnaires et extrémistes dont le crédo est zéro technologie. Résultat du programme écologique : effondrement de la société, exode urbain pour redécouvrir les joies de la terre, déclaration d'indépendance d'autonomistes de toutes sortes et disparition de notre chère élite financière et politique.

Nous suivons quelques personnages : Moulis, dit le loup, un individualiste acharné, qui embrigade
dans son périple une jeune Eco à la peau ébène et deux de ses amis pacifistes. Ils croiseront sur leur chemin quelques seigneurs, des Croisés de la pureté, un adepte de la technologie et bien d'autres encore. L'occasion de voir toutes ses différentes idéologies politiques se confronter à la dure réalité de l'existence.
Chaque clan, groupe, bled décline son idéologie selon ses convenances personnelles. Sa conviction devient la réalité, l'autre étant dès lors un ennemi à se méfier, à ignorer, à combattre. Chacun campe sur ses positions, l'écoute n'est plus de mise, la société s'effondre.
L'auteur s'amuse à frotter toutes ses idéologies au savon noir pour voir ce qui pourrait en ressortir. Le résultat n'est pas folichon, loin de là. Au point qu'un nourrisson préfère rester dans le sommeil plutôt que de s'éveiller à la vie, le fameux dormeur du titre et que des oiseaux migrateurs fuient leur sinistre époque.

Chaque ligne du texte est présente pour démontrer les idées de l'auteur, rien n'est présent par hasard. L'écriture est moderne, ça se lit facilement au premier degré, mais demande une attention soutenue pour celui qui tente d'en savourer toutes les subtilités.

Les meilleures intentions ne font cependant un bon roman. A trop vouloir être didactique, le texte souffre de ruptures de rythmes conséquentes, l'auteur se fiche de son intrigue qui demande des efforts surhumains du lecteur pour y croire. La partie fantastique avec le dormeur et les cygnes déséquilibre d'autant plus le tout.

Un roman engagé, cynique et iconoclaste qui en ravira certains, dont moi, déplaira aux autres.
Au risque de me répéter : 19€ pour trois romans, un bon placement.


Les autres critiques sur cet omnibus :

La critique La critique



Quelques citations : 


"Vouloir le bien de l’homme, c’est déjà lui passer les premières chaînes, pensa-t-il, ni religion, ni idéologie, ni nation !"

"Ma haine de l’humanité ne s’épanouit que dans l’ordre. Dans ce chaos, elle n’a plus de sens. Si personne ne sait plus pourquoi il vit, comment veux-tu que je sache pourquoi je tue ?"

"Il pensait aux bons détergents qui transformaient tous les cours d’eau en bains de mousse depuis que les citadins, par millions, étaient partis aux champs et lavaient leur linge loin des stations d’épuration, avec la superbe négligence du campeur bourgeois."

"Quelques années auparavant, ces gens, maîtres de la situation, prônaient l’énergie solaire, la société de consommation, la liberté de l’homme par la technologie avec un optimisme illimité. Tous ces opportunistes du bien-être, nantis de la Cinquième République, qu’ils soient socialistes ou radicaux, centristes ou républicains tenaient le même langage et appliquaient les mêmes méthodes pour des urgences électorales. Ils n’avaient seulement pas prévu que leurs électeurs se désolidariseraient du système mis au point par des générations de profiteurs."

"C’était vrai, Jeumont parlait des Jaunes sans aucun sentiment raciste, pas plus qu’il ne l’aurait fait en daubant sur les électriciens de La Rochelle, des nullards. Il n’était pas plus xénophobe que l’ensemble du monde rural l’avait été depuis l’aube des temps."

"Et encore, la vie s’accompagnait nécessairement de la défécation ; des plus grandes poubelles pouvaient naître le meilleur fumier, et l’amélioration des espèces passait parfois par la détérioration de leur milieu écologique. Le seul point de vue qu’il partageait intégralement avec eux s’appliquait à la destruction de l’État par la révolution permanente ; Moulis était un inconditionnel de cette idéologie ; tout ce qui pouvait amener l’individu à se libérer de ses contraintes sociales lui était d’un fumet délectable. Moulis aimait l’homme-qui-est-un-loup-pour-l’homme, le sauvage, l’indompté, celui qui n’a pas besoin des béquilles de la civilisation pour survivre dans ce monde dangereux, sur cette planète de terreur et de mort."

"En vérité, il n’y a vraiment que le présent qui se révèle dangereux. Voilà pourquoi, redoutant illusoirement le futur, les Écos avaient voulu se réfugier dans le passé pour échapper à la dure réalité de l’instant."

"Ceux qui vivent fortement leur jeunesse sans découvrir de motifs à perpétuer leur passion ont tendance à s’enraciner dans un passé plus emblématique que leur survie, à le transcender en un exemple irremplaçable. Sans supporter que les générations qui leur succèdent édifient d’autres monuments à leur propre gloire sur les ruines idéologiques de ce qui les a précédés."

"— J’ai l’impression d’avoir déserté en quittant Mériadec.
Moulis se tourna vers elle et prononça avec attention :
— On ne déserte vraiment qu’une fois : soi-même, quand on meurt.
— Toujours le même égocentrique ! Je ne suis pas d’accord, sans code moral, il n’y a pas de race humaine."

"— Et après, qu’est-ce que j’en ai à faire, de la race humaine ! Tu lis trop, Alzine, ça te donne de mauvaises idées. Tu persistes à croire en une société utopique, c’est de la foutaise ! Moi, je ne rêve que d’une humanité idéale où chacun se prendrait en charge. On ne pourra jamais réaliser un ensemble cohérent en mélangeant les lions et les brebis, les renards et les cigognes, les fourmis et les marmottes. Vois, tous les animaux s’entre-dévorent, s’ignorent ou se contredisent par essence. Les hommes n’échappent pas à la règle. Ce n’est pas parce qu’ils ont inventé des manières plus sophistiquées de pratiquer le cannibalisme qu’il faut s’illusionner sur le sujet.
— Dans ces conditions, ça ne vaut peut-être pas la peine de vivre.
— Pourquoi ? Tout est tellement absurde ! Chaque matin, quand je me réveille, je ris en pensant à ce grouillement dérisoire qui agite les êtres ; à tel point que je suis de bonne humeur pour toute la journée.
— Ta manière de croire en l’individu fait tout de même un peu sentimentale ? Non ?
— Tais-toi, Alzine, tu sais bien que les conversations de ce genre m’ennuient à périr."


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