Avec joie et docilité

Johanna Sinisalo, Actes Sud, 2016, 368 p., 17€ epub avec DRM

 

Je suis tombé sur ce livre par hasard, je ne connaissais pas l’auteur, publié en littérature blanche, mais la couverture m’a attiré le regard : enfin un illustrateur qui a capté l’essence même de la femme ! Le résumé indique un thriller dystopique et fait allusion à La Machine à explorer le temps, il ne m'en fallait pas plus.

De nos jours, en République Eusistocratique de Finlande. Nous suivons l’histoire de Vanna / Vera, de sa petite soeur et de sa grand-mère. Dans cette société dystopique, les individus sont classifiés. Dans ce texte, il sera beaucoup question des éloïs, femmes blondes et manucurées, éduquées pour devenir l’épouse parfaite, écervelées et soumises, bonnes pour le ménage, le potager et l’éducation familiale. On remarque que ce roman a été écrit par une femme, elle a su retraduire parfaitement son rôle et statut social au sein d’une société digne de ce nom.
Pas de bonnes éloïs possibles sans les virilos, la seule raison de vivre des éloïs. Les autres castes sont les morlocks, sous race féminine, et les infrahommes, dont nous ne serons pas grand-chose (un futur roman dans ce monde ?)

Vanna / Vera devait être prédestinée à être une morloch, mais grâce au concours de sa grand mère, elle se fait passer pour une éloï. Mais dans cette société où les apparences règnent en maître et la délation un sport nationale, cela revient à tenir une position pour le moins schizophrène. Comme de bien entendu, dans cet Etat hygiéniste et eugéniste, tout ce qui peut permettre aux personnes de s’évader est interdit, prohibé : pas d’alcool, de tabac, de drogues… Certains ont trouvé une parade, le piment et son composant actif la capsaïcine. de quoi redonner du gout à une vie fade et sans saveur...

Le roman est composé de coupures diverses, récits de narrateurs différents, lettres, rapports officiels, extrait de manuels (dont Histoire abrégée de la domestication de la femme) et de magazines. Nous sommes immergés dans ce monde au fil des pages, la tension augmentant au fur et à mesure. Ce procédé, à la mode, est bien exploité ici, parsemé de touches d’humour noirs. Une des grandes réussites de ce roman.

D’autres bonnes idées au fil du récit : l’histoire de la relation entre les deux sœurs, le trafic de piment, l’hygiénisme social, la stérilisation des déviants, la réécriture du petit chaperon rouge, le marché de l’accouplement ressemblant étrangement au marché aux bestiaux ou à la fameuse émission L’amour est dans le pré. Johanna Sinisalo, sans rien inventer, a réussi à construire ce puzzle d’éléments réalistes et historiques.

Au deux tiers du roman, petite baisse de régime et ensuite l’auteur verse dans le mystico-fantastique. 280 pages pour construire un monde réaliste et effrayant et tout détruire dans un grand trip mystique ! Va comprendre.

Alors dystopie ? Non, roman tristement réaliste. Que l’on songe à notre époque avec ses injonctions contradictoires faites aux femmes : être épouse, travailleuse et mère parfaite. Qu’on se rappelle ses émissions de téléréalité avec ses bimbos et ses macs, ses séances de coaching : comment être belle, rendre sa maison splendide, comment coudre, cuisiner. Que l’on se remémore notre passé pas si lointain dont on préfère nous faire oublier ses bassesses ou nous faire croire que cela ne s’est jamais passé en France !

Roman féministe qui ne verse pas dans l’outrancier, thriller efficace, une bonne découverte malgré une fin ratée.

Dix sept euros la version électronique vérolée par des DRM, Actes sud n'a pas envie d'en vendre. Je vous conseille donc fortement de l'emprunter dans votre médiathèque ou ailleurs...

ÉLOÏ, subst. fém. Courant et familier. Sous-race du sexe féminin, active sur le marché de l’accouplement et vouée à favoriser par tous les moyens le bien-être du sexe masculin.

“Vanna. Si l’enfant, à cause de coliques ou d’une otite, par exemple, pleure sans discontinuer, que fais-tu ?”
La question du professeur me fait sursauter. C’est un virilo, père de famille, déjà âgé d’une quarantaine d’années. Il aime son travail, c’est pour lui une victoire personnelle chaque fois qu’une éloï quitte le lycée pour se marier.
Qu’est-ce qu’il a bien pu dire avant ça ? Je n’ai pas écouté un mot.
Je jette le bébé par la fenêtre ?
“Eh bien, euh, j’essaie de protéger mon conjoint du bruit.
- Plus précisément ?
- Eh bien, j’emmène le bébé loin de l’endroit où il dort. Ou je donne à mon mari des bouchons d’oreilles.”
Le professeur me regarde, surpris. “Tiens, tiens, Vanna, tu as quand même écouté.”
Je n’ai pas écouté. Mais réfléchi.

Nous savons que chez la fémine, les caractéristiques physiques et psychologiques de l’enfance propres à provoquer l’attendrissement et susciter un désir de protection persistent également, de nos jours, jusqu’à la maturité sexuelle et même au-delà. Ces caractéristiques, telles que le besoin de plaire, la sociabilité, la recherche d’un soutien et d’une sécurité auprès du sexe masculin et la naïveté espiègle, sont, comme nous en convenons maintenant tous, intrinsèquement féminines. Or elles étaient, avant la domestication, en voie d’affaiblissement ou même de disparition, du fait d’une sélection naturelle faussée (qualifiée d’émancipation).


Hanna, Janna, Sanna et Leanna écarquillent leurs yeux maquillés pour m’interroger, la bouche en cœur, sur mon futur mariage.
Comment est-ce qu’il a fait sa demande ?
- C’était plutôt romantique. Il m’a demandé combien d’années de cours de gestion domestique j’avais à mon actif, et j’ai dit deux.
- Mais c’est presque vrai ! Tu es à l’institut depuis plus d’un an.
- Avec comme matières cuisine, budgétisation des achats, hygiène domestique, puériculture, entretien du corps et bien sûr agilité sexuelle.
- Et comme options ?
- Couture, organisation de réceptions et décoration intérieure. Quand j’en ai parlé à Jare, il a dit que je serais bientôt une épouse accomplie.”
Toutes soupirent, c’est si merveilleusement virilo.


L’éloï ne fait pas toujours la différence entre le bien et le mal, car son comportement est régi par des associations d’idées et des envies soudaines. Cela signifie, schématiquement, que si un acte a des conséquences agréables, elle le répétera. S’il entraîne à l’inverse une expérience déplaisante, elle l’évitera. Il ne faut donc pas, pour l’éducation des éloïs, s’en remettre uniquement à des sanctions. Il est tout aussi important de récompenser et de renforcer les comportements souhaités.

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