Lorris Murail, Robert Laffont, 2009, 336 p., 13€ epub sans DRM (en promo à 6€ jusqu'au 12/12/2016)
Une sombre anticipation aux accents proustien et priestien autour du temps qui passe et de l'identité culturelle dans une Europe essoufflée rattrapée par ses vieux démons. Un récit haché, saccadé par le tic tac de l'horloge.
Présentation de l'éditeur :
Quand ? Dans une vingtaine d'années. Disons vers 2030. Où ? Pour l'essentiel, au Petit Kossovo, zone de non-droit où s'entassent des réfugiés, "toute la misère du monde ". La vie y est rude, violente et souvent brève. Pittoresque. Qui ? Arthur Blond. Ce fonctionnaire au Bureau de Rétro-archéologie de l'Office Européen de Restitution Patrimoniale a des ennuis depuis qu'il s'est présenté à Roissy un patch de nicotine sur une fesse. Fumer Nuigrave. II allait inspecter l'obélisque de la Concorde restitué à l'Égypte et gisant brisé dans le désert à la suite d'un regrettable accident. Il n'ira pas. Quoi? La coarcine. Une drogue qui modifie la perception du temps en est extraite. Sidonie, ex-compagne d'Arthur, l'a découverte en Amazonie, étudiée et cultivée. Mais à la suite de la déforestation, il n'en reste que deux plants. Ceux de Sidonie. Quand elle est assassinée sous ses yeux, Arthur Blond cherche à les protéger. Comme le monde entier semble lancé à sa poursuite, il ne peut trouver asile qu'au Petit Kossovo. Où il tente de comprendre pourquoi les Émirs blancs, plus quelques services spéciaux, s'intéressent autant à la coarcine. Lorris Murail brosse le tableau d'un avenir répressif, inquiétant, déjanté, réaliste, européen, et finalement réjouissant.Mon ressenti :
Arthur Blond est donc chargé de mettre en place la politique de rétro-archéologie de l'Europe. Cela
Érection de l'obélisque de Louqsor sur la place de la Concorde
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Les pays du Sud ont pris leur revanche, la vieille Europe n'en finit plus de sa décrépitude, et cède aux injonctions de restitution. Pas sans contrepartie : le deal, rétro-archéolgie contre désimmigration. On vous rend vos oeuvres, mais vous reprenez vos ressortissants ! Ressortissants pourrissants dans des "jungles" multiculturelles.
Las, les pays du Sud n'ont que faire de ces objets restitués dénués d'identité culturelle. Sans compter ces énigmatiques Emirs qui semblent avoir fait leur le capitalisme.
Sur cette trame, Lorris Murail va dérouler son intrigue autour du passé, de la mémoire, des souvenirs et du temps qui passe. Son narrateur est un personnage un peu perdu, paumé dans l'addiction d'une nouvelle drogue qui étire la notion de temps et qui altère sa réalité et ses souvenirs. Le récit est à son image, le lecteur ne sait pas quoi penser de la véracité des dires d'Arthur et nous progressons avec lui dans ce labyrinthe de pages.
Pas d'ordinateur quantique, de trou noir, le futur décrit est notre présent, en plus sombre. Les seules inventions présentes sont loin de glorifier notre créativité. Par exemple, cette mode des geishas au ventre gelé dans un éternel cinquième mois afin de pouvoir parader et plaire; ces chaines de télévision crachant la nourriture avariée aux yeux affamés...
Une lecture qui ne plaira certes pas à tout le monde, il faut accepter de perdre pied, de comprendre entre les lignes cette société décrite. Il y a aussi cette noirceur qui baigne le récit, une désespérance en l'homme en perte de repères et qui se noie dans un maintenant en oubliant son passé et son avenir, reproduisant sans cesse les mêmes erreurs.
Une radioscopie de notre société sans concessions et sans espoirs.
Quelques citations :
Lors de la rentrée parlementaire, après les dernières élections, un spectacle nouveau s’était donné au Palais-Bourbon : deux cent trente-cinq députés se présentèrent vêtus d’une veste verte. Ils furent les ouvriers du programme de redressement écolomique national. Puis la Chambre verte s’était décalée vers le brun. Aux grandes idées, la restitution patrimoniale et le réparationnisme, succédèrent les petites infamies, hygiénisme maniaque, prohibition, citoyens sous contrôle et autoprotection de la société.
Je me souvins que Cocteau avait dit qu’il préférait les chats, parce qu’il n’y a pas de chats policiers.
Il se tut et je pensai que Melchior avait épuisé déjà ses humeurs philosophiques. Depuis que j’étais tout petit, j’entendais dire que le monde s’accélérait. Sans doute avait-on servi le même refrain à d’innombrables générations avant la mienne. À vingt-cinq ans, Alexandre était roi des Perses, à trente, il était maître de l’univers. De nos jours, à cet âge-là, on termine ses études de médecine.
Le spectacle de l’eau qui coule commençait à me devenir pénible. Puisqu’on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, c’est donc qu’une rivière n’a pas de mémoire. Je rêvais d’un mascaret qui l’aurait fait remonter à sa source. De même, nous ne remontons jamais à la source du souvenir. Nous nous souvenons de nous être souvenu. Entre lui et nous se dresse une image secondaire et dégradée. La mémoire est le téléphone arabe de la conscience.
Ce lot de babioles, on eût dit une offrande déposée devant le sarcophage d’une tombe antique. J’ai toujours pensé que les dieux et les défunts s’en contrefichaient. Elle symbolise toute notre impuissance et tous nos remords.
Le temps s’écoula lentement. Ce n’était pas le temps qui prend son temps de la jeunesse, avant que la pesanteur des souvenirs paradoxalement ne le hâte vers sa fin, ni celui de la drogue à écarteler les secondes. C’était le temps long et paresseux de l’ennui inquiet, de l’attente sans certitude, celui dont on dit qu’il dure l’éternité parce que sur sa ligne fléchée aucun curseur ne clignote. Quand viendrait-il ? Viendrait-il jamais ?
— Cependant, repris-je, je désirais vous soumettre aujourd’hui une grave question. Elle fut négligée bien à tort à Alexandrie et risque fort de l’être de nouveau à Beijing. La voici donc. Mesdemoiselles et messieurs, selon vous, ce que l’on rend est-il nécessairement semblable à ce qu’on a pris ?
Je laissai planer le doute dans leurs esprits simples pour lesquels un bout de marbre resterait toujours un bout de marbre. [...]
— Sachez, mesdemoiselles et messieurs, que les frises ont subi au siècle dernier, dans les années trente, ce qu’il est convenu d’appeler un nettoyage. Ponçage, rabotage au ciseau à bois ou à cuivre. Un travail de plus d’un an destiné à rendre au marbre sa couleur blanche originelle. En réalité, on lui a ôté sa patine initiale et on a privé certaines sculptures des éléments morphologiques qui permettent de les identifier comme appartenant à la période classique.
Autant le livre a l'air intéressant autant je ne sais pas si j'ai envie de "perdre pied" ces temps-ci et d'absorber des lectures sombres. J'ai l'impression que nous sommes capable que d'avoir des récits pessimistes, et moi, qui suis une éternelle optimiste qui assume mon prénom (m'assure-t-on) avec conviction, j'ai envie de lire aussi des choses plus pétillantes, plus emplies d'espoir. Sinon, à quoi bon les bonnes volontés ?
RépondreSupprimer(mon prénom est Laetitia qui signifie Joie en latin)
Les pessimistes (Les auteurs d'anticipation, de critique sociale, et de dystopie) repèrent tous les défauts de notre société pour qu'ensuite les optimistes puissent construire une société nouvelle en tenant compte du "ce qu'il ne faut pas faire".
RépondreSupprimerLes deux font la paire