Ada

Antoine Bello, Gallimard, 2016, 368 p., 15€ epub avec DRM

 

Une interrogation critique sur les nouvelles technologies, une mise en abyme autour du livre et de l’humour. Trois ingrédients à priori disparates pour un résultat délicieux.

Silicon Valley, dans un avenir indéterminé, mais pas très éloigné de notre époque, un inspecteur de police, amateur d’haikus, old-school et dépassé par la technologie, est chargé d’enquêter sur la disparition en chambre close d’une Intelligence Artificielle dans les locaux de Turing Corp, une start-up florissante. Le but de cette IA, nommée Ada, était d’écrire un roman à l’eau de rose qui se vendrait à 100 000 exemplaires.

Antoine Bello arrive à nous rendre crédible Ada, nous suivons ses progrès dans la compréhension du monde. Son caractère évolue en fonction du savoir qui lui est donné.
La confrontation des modes de vie entre l’inspecteur et les ingénieurs de la Silicon est un plaisir : des intérêts divergents, le manque de scrupules des ingénieurs. Pas d’éthique, l’argent et le progrès avant tout.

Critique sous-jacente du capitalisme outrancier et sans valeur morale – le dollar et la représentation comme ultime but de l’humanité – l’auteur, grâce à un humour omniprésent, arrive à nous questionner sur notre environnement sans lourdeur.
La lecture critique de Passion d'automne, la première tentative de roman de l’IA est un grand moment. Nous assistons à une analyse de la construction des romances littéraires et à une caricature du mode de l’édition et de son modèle économique.

La partie sur l'histoire d'amour du flic et de sa femme m’a laissé plus de marbre, cependant Antoine Bello évite l’eau de rose et parvient à nous narrer une histoire réaliste.
Comme dans ses précédant romans, l’histoire est prétexte à une mise en abyme du métier d’écrivain, de la littérature et de l’édition, je vous laisse découvrir. Ada pouvant dès lors se lire de multiples manières. En outre, remplacez Intelligence artificielle par Crétin Ambitieux sans scrupule et vous constaterez que le monde dépeint par l’auteur est loin d’être fictif.

Les amateurs de science fiction resteront peut être sur leur faim, le sujet des intelligences artificielles étant traité de manière plus approfondi dans de nombreux romans, mais Antoine Bello n’a pas voulu faire un roman de hard-sf, mais juste interroger les enjeux des nouvelles technologies.

Quelques petits défauts, mais sont-ils du fait de l'auteur ou ....

Un très bon moment de lecture, malheureusement gâté par un prix pour l'édition numérique un peu élevé et vérolé par des DRM.

Lu (en version papier) dans le cadre d’une opération masse critique Babelio.



Je les observe à la récré. Ils ont le nez dans leur téléphone, s’envoient des textos alors qu’ils sont à deux mètres. Quand ils évoquent les grands problèmes de la planète, c’est en termes d’opportunité de marché. J’en ai entendu un hier dire que l’entrepreneur qui résoudrait le problème de la mort du nourrisson se ferait des couilles en or. Quelle hauteur de vue !


Il ne devinait que trop bien à quoi ressemblaient les journées de la malheureuse. Après dix heures d’un service harassant, elle rentrait chez elle à l’aube, levait les enfants, préparait leur petit déjeuner et les emmenait à l’école. Puis elle s’effondrait sur son lit, parfois sans même se changer et dormait jusqu’à deux trois heures de l’après midi. S’ensuivait alors une litanie de corvées : aller chercher les enfants, les conduire à leurs activités, superviser leurs devoirs, faire le ménage, lancer des machines, accueillir Edgar, préparer le diner… Et recommencer. Le samedi, elle faisait les courses pour la semaine, appelait sa mère, payait des factures et éclusait le linge en retard. Le dimanche, elle déjeunait chez sa cousine après la messe puis feuilletait un magazine pendant qu’Edgar regardait le foot sur la chaine hispanique en sirotant une corona. Bref, elle vivait le rêve américain.

Encore ankylosé de sa gamelle de la veille, il se pencha avec d’infinies précautions pour atteindre une brochure sur la table basse. Elle pesait son kilo. A l’heure où les éditeurs migraient en masse vers le numérique, il était rassurant de voir que les scieries amazoniennes conservaient quelques mécènes.

Chaque innovation rendue possible par la technologie était désormais mise en œuvre sur-le-champ, sans qu’on prenne le temps d’en évaluer les implications éthiques, sociales ou économiques. On inséminait des sexagénaires, on clonait à tout-va, on changeait de sexe pour un oui ou pour un non. Le concept de vie privée perdait chaque jour un peu de sa substance : la NSA écoutait nos conversations au nom de la sécurité nationale, Google n’ignorait rien de nos petites laideurs et les maris jaloux lisaient la correspondance de leurs épouses. On greffait des cœurs, on remplaçait les articulations défectueuses par des prothèses en titane, on vaccinait es populations entières contre des maladies rarissimes. Les médias saluaient avec une unanime béatitude l’allongement de l’espérance de vie, prédisant pour bientôt l’avènement de l’immortalité. Tout cela allait trop vite pour Frank : Américains, Russes, Chinois, personne n’avait de plan, l’humanité fonçait à sa perte tel un pilote déchainé aux commandes d’un bolide dont chaque nouvelle technologie débridait un peu plus le moteur.


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