Conséquences d'une disparition



Christopher Priest, Denoël Lunes d'encre, 2018, 336p., 16€ epub avec DRM


Les choses ne sont jamais ce qu’elles semblent être.


Le roman le plus simple de Christopher Priest, addictif au possible, mais aussi le plus complexe tant toutes les explorations de l'auteur se trouve ici condensé.

Présentation de l'éditeur :


2000. Ben Matson noue une relation passionnée avec Lilian Viklund. Il ne le sait pas encore mais, dans moins d’un an, la jeune femme aura disparu. Plus de vingt ans après, le décès de Kyril Tatarov, un scientifique de renom que Matson a jadis interviewé, fait la une des journaux, alors que les débris de ce qui ressemble à un avion sont retrouvés dans l’Atlantique, à une centaine de miles des côtes américaines. Ces deux événements, a priori sans rapport, replongent inexorablement Ben dans les souvenirs de son histoire avec Lil. Se pourrait-il qu’il y ait un lien entre la disparition de la jeune femme, celle de Tatarov et celle d’un avion inconnu ? Et le monde que nous connaissons serait-il en train d’en subir les conséquences ?

Mon ressenti : 

Conjecture : 
Voilà bien un auteur qui m'agace, provoque en moi une dissonance cognitive sur mon ressenti sur ses romans : j'aime,  mais je ne sais jamais si j'ai bien tout compris.

Alors, appliquons un raisonnement mathématique 


Objet A : 
Une histoire assez simple, banale : un homme, une femme, une disparition, un deuil, un mensonge (?) et une lente reconstruction. On se croirait chez Lelouch, mais Priest évite toute mièvrerie, tout sirupeux dans son histoire. Et se permet même d'y ajouter une dose de suspense : Lilian Viklund est-elle vraiment morte, ou simplement disparu ? Christopher Priest nous déroule les conséquences de cette absence sur la vie d'un homme. Comment faire son deuil, comment réussir à dépasser cette tristesse, cette colère.
Moi qui déteste les histoires d'amour dans les romans, cela est passé comme une lettre à la Poste. Le lecteur s'interroge sur les zones de floues de cette  histoire, d'autant que nous n'avons que le point de vue de Ben Matson, forcément sujet à caution et à l'interprétation qu'il se fait de leur romance. Bref, nous sommes bien dans du Priest, leur histoire est elle réelle, véridique ? Sur un fait, rien n'est jamais tout blanc, tout est question de perception. Cette réalité trompeuse est un sujet que Priest poursuit inlassablement tout au long de son oeuvre. Ici, il met en parallèle le quotidien, banal, d'un couple dont le tragique va révéler des zones d'ombres. Que sait on au final de l'autre ? L'histoire individuel, le récit de vie rejoint ici la grande Histoire, ou du moins un certain récit national.

Objet B :
Une histoire assez simple : un État, un attentat, une disparition, une guerre, un mensonge (?) et une lente reconstruction. Bref, c'est une simple histoire de gosses, tu me tapes, je te tapes et cela finit en pugilat. Mais à un niveau national, les choses se compliquent sérieusement surtout si l'un des États est le Maitre du monde.
Il me semble assez naturel que Priest s'empare du sujet des attentats du 11 septembre, tant la vision des uns et des autres sur cet événement est dissonante. Pour moi, le 11 septembre n'est pas un sujet qui me passionne, j'en ai suivi son déroulement et ses conséquences, mais sans jamais aller approfondir la chose. J'avais peur de me trouver ici dans une histoire américaine qui ne me concerne pas, ne m’intéresse guère. Et Priest m'a plongé dans cet évènement totalement, j'ai été happé par ce qu'il me racontait. Seul bémol, à un moment, en milieu de roman, j'ai eu plus l'impression d'être dans un essai que dans un roman, mais cela s'est rapidement dissipé.

Objet C :
Quelle est cette histoire qu'il nous raconte ? Est elle réelle, fiable ? Ou l'auteur s'amuse t-il à nous embobiner en conjuguant le vrai et le faux ?
Ben Matson nous relate aussi un épisode de sa vie, lorsque sa belle mère affirme des choses qui ne se sont pas passées, qui ne peuvent s'être déroulées. Est on dans une même réalité, ou une réalité alternative ? Sentiment renforcé par les intitulés des chapitres :
En ce temps-là, En ce temps-ci. D'autres éléments viennent , de ci, de là, renforcer cette impression.
En outre, même si ce roman ne se déroule pas dans son archipel du rêve, mais principalement en Écosse, les îles sont omniprésentes : En ce temps-ci se déroule dans le firth de Clyde, sur l'île de Bute; En ce temps-là sur l'île de Manhattan. De quoi avoir des doutes sur cette histoire américaine.

Théorême :
Priest fait son Priest. 


Néanmoins, le consensus demeurait autour de l’explication officielle. Ce semblait être trahir les victimes, trahir la nation, que de soulever des interrogations quant à ce que tout le monde pensait avoir vu à la télévision. Il devenait acquis que le doute était du domaine des asociaux, des groupes aux idéaux révolutionnaires, des adeptes des théories complotistes. L’explication officielle était patriotique — c’était une histoire américaine.


L'intelligence de Priest est d'avoir contourné les thèses complotistes en se plaçant dans le récit d'un homme qui a perdu sa compagne lors des attentats de 2001 , celui notamment sur le Pentagone, et cherche des explications sur cette disparition qui comporte quelques zones de floues : pourquoi son corps n'a jamais été retrouvé ? Pourquoi si peu d'images alors que c'est le bâtiment les plus surveillé ? Il ne remet jamais en question la réalité de l'évènement, le 11 septembre a bien eu lieu, mais interroge l'Histoire officielle de ces attentats. En ce sens, il se rapproche de la novella de Ken Liu, L'Homme qui mit fin à l'Histoire. En ces temps de Fake news, excusez moi, d'Infox, ce roman tombe à point nommé.
Et comme il l'écrit lui même dans sa dédicace, Conséquences d'une disparition, c'est

A story of a story - not an event

C'est un roman que je considère aussi très science-fictionel : nous sommes en plein dans la soft-Sf de psychologie sociale, avec un soupçon de hard-SF à travers les mathématiques.
L'édition française a été splendidement conçue, tant sur la couverture, que sur le titre. Seul ombre au tableau, pas de sommaire , ce qui aurait un plus pour s'y retrouver plus facilement, Priest étant un grand joueur.

J'ai gagné, de manière malhonnête, ce roman suite à un concours pour son lancement, ce qui m'a permis de le recevoir dédicacé :



"Christopher Priest signe un roman saisissant, un roman qui, non content de proposer une réflexion sociétale intelligente et inattendue, fait flirter réalité et délire d'interprétation, joue avec les niveaux de lecture et offre une perspective inédite des évènements."

 

Quelques citations :


Réinventer un événement réel dans une version romancée m’avait fait toucher du doigt l’importance de la fiction, de la narration, lorsque la vérité était trop malséante ou trop complexe, ou tout simplement une chose que l’on préférait ne pas révéler. On pouvait toujours raconter une histoire.



Les attentats de New York et de Washington avaient laissé des cicatrices, non seulement dans le tissu des bâtiments et des cités, mais aussi dans des milliers de vies. Au-delà de cela, les mensonges et omissions de certaines personnes non identifiées avaient laissé, subrepticement, occultement, indécemment, des cicatrices dans la démocratie, dans l’histoire et l’image de l’un des plus grands pays libres du monde, dans toute la société occidentale et dans le monde dans son ensemble.

La dernière raison pour laquelle je ne pouvais accepter l’idée d’un complot était la plus difficile à écarter : c’était la peur.
Pour moi, considérer qu’une quelconque officine gouvernementale américaine pût être complice de la mort de tous ces innocents impliquait d’infirmer une vie entière de postulats sur le monde dans lequel j’avais grandi.
Je présumais que, dans une société civilisée éclairée, disposant d’une presse libre et d’une justice indépendante, où les libertés individuelles étaient des droits inaliénables, où les sciences et les arts étaient fortement développés et culturellement intégrés à nos vies — en d’autres termes, dans une démocratie occidentale moderne —, les personnes que nous avions élues ne représentaient aucun danger.
Remettre en question cette présomption revenait à créer ce que les psychologues appelaient une dissonance cognitive. Ce qui signifie que, lorsque les cognitions commencent à faillir, lorsque nous voyons soudain le monde différemment, nous perdons notre impression de sécurité.
Nous supposons que le gouvernement est généralement de notre côté, même si nous n’avons pas voté pour le parti ou le président au pouvoir. Nous continuons de le supposer même si nous ne sommes pas d’accord avec leur politique. Si l’on perd cette confiance, naissent la peur et l’anxiété, et nos défenses entrent en scène.
La seule défense dont je disposais personnellement contre ce genre d’anxiété était le déni. Je ne pouvais pas en supporter plus. J’avais déjà perdu Lil, ce qui était bien assez. Ajouter à cette perte intime la prise de conscience qu’elle pouvait être morte par la faute du gouvernement américain eût été intolérable.


13 commentaires:

  1. Vendu ! Tu n'en dis du bien que parce que tu l'as gagné, et dédicacé en plus ! ...
    Bon, je ne sais toujours pas s'il me tente vraiment, étant donné que j'ai à peu près la même conjecture de départ que toi (et encore, en peut-être moins positif), et que je doute de ce que m'apporterait ce livre.

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    1. Moi je suis comme ça, lorsque l'on m'offre des cadeaux ou des SP, je m'avilis. C'est le seul moyen de continuer à en avoir ;p
      Après je ne vais pas te forcer, mais si tu aimes Priest, il faut le lire... Dans l'autre cas, je t'en dispense.

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  2. Il a l'air intéressant en tout cas ! On verra pour un jour prochain ^^

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  3. Bien vue la construction de ta chronique...

    Sur la version numérique, j'avais un sommaire, enfin je crois ! lol

    @Baroona même reticences au départ mais au final l'enjeu est ailleurs. A découvrir !

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    1. Merci.
      En plus de payer moins cher, vous avez le droit à un sommaire !!! Tout fout le camps...

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  4. Trés belle chronique! J'adore ta démonstration mathématique. :-)
    Sur la même longueur d'onde que notre ami lémurien, comme je ne suis pas surprise... C'est vrai que je ne lis pas non plus grand chose sur le 11 septembre. Bref, tout ceci est alléchant.

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    1. Merci.
      Le lémurien et le chien sont souvent d'accord.
      Ce que j'ai oublié de dire dans ma chronique, c'est que Priest évite aussi le piège du terrorisme islamique, son roman est vraiment ancré dans le récit national américain de cet événement.
      Après il faut aimer le style de cet auteur, qui peut dérouter.

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  5. "j'aime, mais je ne sais jamais si j'ai bien tout compris." J'ai aussi souvent ce ressenti avec certains livres de Priest ( Comme "les extrêmes" ou "l'Adjacent").
    Mais ta critique me donne bien envie de tenter l’expérience.

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    1. L'avantage, c'est que nous pouvons relire le même roman de l'auteur et y découvrir d'autres angles.
      J'espère que tu apprécieras

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  6. Oh, j'aime la phrase de ta dédicace.
    J'apprécie particulièrement la structure de ton ressenti en objets, selon une conjecture donné et le théorème mis en évidence ;)
    Heureusement que cette histoire d'amour sert de fond aux interrogations du protagoniste, sinon je serai partie. C'est un plaisir de se faire retourner le cerveau par Christopher Priest (encore une fois).
    T'a-t-on déjà dit que tu avais bon goût pour les citations ? ;)

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    1. Cela commence à devenir flippant cette histoire de citations, la réalité se distord. Et comme on dit, jamais deux sans trois.
      Merci pour les compliments et comme toi, heureusement que l'histoire d'amour a été ainsi traitée.

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  7. ”Priest fait son Priest”.Oui comme souvent. Belle chronique de votre part.Il faut prendre son temps pour lire cet auteur. Je n’avais pas lu celui ci mais sa parution en Folio SF me fait franchir le pas.

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