Les perséides

Robert Charles Wilson, Le Bélial, 2014 (parution originale 2000), 320 p., 12€ epub


Le premier Wilson sans DRM !
Champagne.

Présentation de l'éditeur :


C’est l’histoire de deux géographies intriquées : celle des ruelles nocturnes de Toronto et celle de l’étrange librairie Finders, deux géographies qui ne sont pas ce qu’elles semblent être car non, décidément, la carte n’est pas le territoire... C’est l’histoire des abîmes vertigineux de l’espace et du temps et de ce qu’ils abritent, de l’étrange et de l’occulte, là, au coin de la rue, au détour d’un rayonnage de bibliothèque ou sur une case d’échiquier... C’est l’histoire de ce qui ne peut être vu et que l’on voit quand même, de ce qui ne peut être dit et qu’il nous faut dire, malgré tout... C’est l’histoire des Perseides, neuf récits se répondant les uns les autres pour tisser l’ébauche d’un paysage indicible, un livre à l’ombre des grands maîtres tutélaires de l’œuvre wilsonienne : Jorge Luis Borges, Howard Phillips Lovecraft et Clifford D. Simak en tête. Peut-être le livre le plus personnel de Robert Charles Wilson.

Mon ressenti :


Si vous aimez flâner chez votre librairie d'occasion, Wilson va vous en faire passer l'envie.
Wilson est-il à la solde des grandes chaines culturelles où l'on vend les livres au kilos ? Mais où va le monde !

Robert Charles Wilson nous convie dans la ville de Toronto, mais pas dans le Toronto des guides touristiques, mais celui où les repères connus n'existent pas, où les genres littéraires sont floues et fluctuants. Vous y rencontrerez une boutique de livre d'occasion, une maison qui cache derrière son toit des scènes où l'individuel s'accouple au cosmique. Vous y découvrirez des rues connues que par les marcheurs nocturnes, des bistrots où vous pouvez boire un café même sans argent.
Le tout sous le regard inquiétant d'un ciel étoilé menaçant.

Le personnage principal est donc Toronto, à travers ses vagues d'immigration, de culture et de contre culture et à travers le cours du temps.
Mais il y a aussi les autres personnages. Jacob, tourmenté entre prendre soin de lui et prendre soin de sa soeur aliénée. Thomas dans Les perséides, le solitaire social, ainsi que tous les autres, certains passant de personnage secondaire à celui de narrateur principal. En deux trois phrases, l'auteur arrive à leur donner une existence propre.

Au delà d'une suite de textes plus ou moins mis bout à bout, nous avons ici de réels liens entre les histoires, la librairie Finders se taillant la part du lion. On pourrait même se croire devant un roman dont l'auteur n'aurait pu, su, comment relier tous les fils imbriqués. Un travail d’orfèvre entre SF et Fantastique qui ont pour point commun une certaine noirceur et une certaine horreur cosmique. L'angoisse est tapie entre chaque ligne, chaque mot.

Neuf nouvelles, dont les deux tiers inédites en français, composent ce recueil qui se termine par une bibliographie. Et une postface de l'auteur qui revient sur chaque texte, donnant soit leur intention, leur histoire ou encore certaines explications. C'est aussi, peut-être, le livre qui donne une vision du Robert Charles Wilson, pas l'écrivain, mais l'homme ordinaire.
A ma première lecture, ce recueil m'avait laissé un goût mitigé, car il n'est pas trop dans la veine des habituels romans de l'auteur, ou alors peut être de ces premières tentatives comme La cabane de l'aiguilleur ou Les fils du vent. Cette seconde lecture m'a permis d'apprécier tout le talent de conteur de l'auteur.

C'est aussi des personnages avec des trajets de vie en déshérence aux préoccupations humanistes 

Et une petite interview de l'auteur lors de la sortie du recueil

Source : Manchu
Rapide tour d'horizon des nouvelles :

Les champs d'Abraham.
Le choix d'Abraham et HG Wells réunis dans cette nouvelle à atmosphère. Je crois que c'est depuis la lecture de ce texte que je lis en numérique : flâner chez les libraires est bien trop dangereux.
Nous sommes durant l'hiver 1911 à Toronto dans ce lot d'immigrants où se débat Jacob pour survivre. Entre deux parties d'échec et des cours de langue pour gagner sa pitance, il profite comme loisirs de trainer dans les rayons de la librairie Finders, obtenant quelques livres contre une partie d'échec.
La banalité du quotidien dans toute sa splendeur dans ce Toronto du début du siècle mais dont la chute va nous révéler la vrai visage d'un des protagonistes. La fin m'a fait penser à certains textes précurseurs de la SF, emprunt de mondes étranges.

Les perséides.
A ne pas lire en cas d'angoisse cosmique.
L'espace est infini, l'occasion de réfléchir au paradoxe de Fermi et au temps humain face au temps cosmique. Une histoire qui se déroule de nos jours avec un narrateur solitaire perdue dans une ville nouvelle pour lui. Sa rencontre avec quelques individus va être l'occasion de s'interroger sur ce que l'on ne voit pas à moins d'avoir le troisième oeil. La fin m'a un peu laissé sur le bas côté mais j'ai aimé toute le terreur de la prise en compte de notre infini petitesse. La nouvelle Le miroir de Platon peut aider à la compréhension.

Est-ce le diable qui trouve de l’ouvrage aux mains désœuvrées, ou les mains désœuvrées qui recherchent l’œuvre du diable ?

Les quelques corps célestes qu’on parvient à voir briller malgré la pollution sont à peu près aussi excitants qu’un poisson échoué sur la plage. Mais en s’éloignant suffisamment de la ville, on voit encore le ciel de la même manière que nos ancêtres, comme un abîme au-delà du bout du monde dans lequel les étoiles évoluent, aussi implacables et inabordables que les âmes des morts d’antan.

Ça vous est déjà arrivé de vous retrouver seul quelque part une nuit de grand vent, une nuit noire d’hiver, par exemple ? Et de commencer à avoir un peu peur ? De vouloir jeter un coup d’œil par la fenêtre pour voir s’il neige beaucoup, mais de vous dire que si vous ouvrez les rideaux, quelque chose de vraiment horrible sera en train de vous regarder de l’autre côté de la fenêtre ? Vous avez beau vous trouver puéril, vous n’ouvrez pas les rideaux pour autant. Vous n’arrivez tout simplement pas à vous y résoudre.

Quelqu’un ou quelque chose nous regardait presque certainement. Les chiffres sont simples : avec pas moins de cent milliards d’étoiles et plusieurs centaines de milliards de planètes dans la galaxie, même si la vie est rare et l’intelligence un accident de l’évolution, les probabilités veulent que quand on contemple les étoiles, il y a quelque part dans cette infinité sans horizon un autre œil braqué sur vous.


La ville dans la ville.
Une ballade dans une ville cachée. Si jamais vous la trouvez, Fuyez, pauvres fous !
Une nouvelle fantastique qui nous emmène on ne sait où, mais l'important n'est-il pas le voyage ? Décidément, la carte n'est pas le territoire. J'ai aimé le traitement différent de ce genre d'histoire qu'apporte Wilson. Et c'est aussi une allégorie sur le couple.
Et au détour de l'invention d'une religion, on trouve l'idée de Darwinia.


Ce qui peut paraître étrange, c’est que la ville me faisait la même impression. Nous distinguons l’urbain du naturel, mais c’est un mythe de notre époque. Nous sommes des animaux, après tout : nos villes sont des produits biologiques, tout aussi « naturels » (quoi que puisse vouloir réellement dire ce mot) qu’une termitière ou un terrier de lapin. Mais ô combien plus intéressants, ô combien plus complexes, parés des subtilités et exfoliations de la culture humaine, simples motifs réitérés à l’infini avec des variations. Et pleins de secrets, d’innombrables secrets.

Michelle ne croyait pas aux horloges numériques… elle les détestait. Le seul appareil de l’appartement avec un affichage numérique de l’heure était la montre que je portais au poignet. Michelle croyait que le temps tournait en rond.

Le jour vient après la nuit, le soleil parcourt les rues cadran solaire, les saisons défilent, mais le passé se dévore lui-même et le futur est le présent, mais moins présent.

L’Observatrice.
Une nouvelle qui pourrait être la suite de Les perséides.
Une jeune adolescente sujette à, peut être, des troubles psychiatriques, quitte sa ville de Toronto pour se ressourcer auprès de son oncle astronome en Californie. L'occasion d'y rencontrer un certain Hubble.
Comme dans Les perséides, si l'immensité de l'espace vous angoisse, passer à la nouvelle suivante.
Lu pour ma part en plein milieu d'une nuit venteuse et pluvieuse d'hiver, ce texte n'en a pris que plus de saveurs mais a eu pour conséquences fâcheuses de me faire flipper.
Assez rare d'avoir comme personnage une jeune adolescente et de se retrouver dans les deux régions de la vie personnelle de RCW.
Une nouvelle qui laisse libre court à l'imagination du lecteur, entre poésie de l'enfance, rencontre de personnages célèbres, hard SF et fantastique. Géniale. Ma préférée du recueil

Hubble s’est à nouveau touché les lèvres, l’air solennel. « On n’a pas besoin de comprendre pour regarder. On a besoin de regarder pour comprendre. »

Protocoles d’usage.
Le Canada a le médicament psychiatrique facile, mais à dérégler les fluides chimiques de l'homme, n'ouvrons nous pas la porte à quelque chose de plus dérangeant. Une métaphore angoissante de l'homme et de la faune.
D'une certaine manière, ce texte m'a fait penser à Bios.

Ulysse voit la lune par la fenêtre de sa chambre.
Paul Bridger m’a invité chez lui pour me montrer ce qu’il avait déterré d’insolite dans son jardin. J’ai accepté son invitation parce que je comptais séduire sa femme
Voilà une introduction qui donne le ton
Où l'on apprend que La librairie Finders ne vend pas que des livres d'occasion, mais aussi des presse papiers mais aussi d'autres breloques.
Ici la question est "Et s’il y avait une créature supérieure à nous sur tous les plans où nous sommes nous-mêmes supérieurs à Ulysse ? Saurions-nous seulement qu’elle existe ? »
Un texte à chute manipulateur mais dispensable.

Le miroir de Platon.
Un auteur reçoit d'une fan un vieux miroir qui révèle beaucoup plus que ne devrait le faire un reflet.
Cette nouvelle répond au texte les perséides. Ce que l'on voit lors de la danse des deux protagonistes ne serait-il pas l essence même de ces personnes et ce qu'ils ressentent ?
Wilson laisse entendre de tels choses de ce reflet que je m'attendais a beaucoup plus. La déception domine.

Divise par l'infini.

L’année qui a suivi la mort de Lorraine, j’ai envisagé six fois de me suicider. Envisagé sérieusement, je veux dire : je me suis installé six fois avec le gros flacon de clonazépam à portée de main et j’ai échoué six fois à le prendre, trahi par un instinct de survie ou dégoûté par ma propre faiblesse.
Je ne peux pas dire que je souhaite avoir réussi, parce que selon toute probabilité, j’ai bel et bien réussi, j’ai réussi à chaque fois. Six morts. Non, pas seulement six. Une infinité.
Fois six.
Il y a des infinis plus ou moins grands.

Le mari d'une salariée décédée de la librairie Finders y découvre des éditions anciennes de livres SF d'auteurs connus mais dont les titres semblent faux. Wilson nous invite dans l’étrange avec une plume agréable et subtile. Puis vient l'explication sur cette étrangeté des titres inconnus et là le lecteur est emmené dans un monde hommage à la SF.
Au fil des nouvelles, nous ne pouvons que constater que de nombreux salariés ayant travaillé dans cette fameuse librairie ont connu des destins assez sombres, notamment des décès dû au cancer : la lecture est elle cancérigène ?
Le mot magnifique de l'auteur sur cette nouvelle
« Divisé par l’infini » a figuré cette année-là parmi les finalistes du prix Hugo, non, j’imagine, parce que c’est une nouvelle particulièrement originale ou réussie, mais parce que j’essayais si fort de pincer la corde fondamentale de la science-fiction qu’elle a fini par vibrer un instant.



Bébé perle.
La nouvelle propriétaire, Deirdre, de la librairie Finders aime bien la fumette, la fille d'un de ses ex, mais n'aime pas partager ses découvertes. En quelques pages, nous semblons connaitre Deirdre intimement. Ce texte m'a aussi fait penser aux précurseurs du genre, avec cette vie minérale.

L’amour que Deirdre porte à l’étrange représente, je pense, une impulsion esthétique véritable et tout à fait légitime, bien que sous-estimée. La science-fiction et le fantastique satisfont ce besoin de la même manière que la fiction « littéraire » satisfait le besoin humain de bavardage intelligent. Si le xixe siècle a rendu justice à cette impulsion (ce Xanadu, ce Corbeau), le XXe l’a laissé tomber comme une patate chaude freudienne.
Aussi l’Étrange a-t-il revêtu son costume-cravate d’Apollon pour aller vivre dans le quartier modeste d’Astounding Stories et deThrilling Wonder.
On entend de temps à autre parler de la mort de la science-fiction, mais j’imagine que le XXIe siècle sera bon avec nous… que, bouillonnant de possibilités, l’Étrange bondira au grand jour avec son pistolet à rayons dans une main et sa bouteille de laudanum dans l’autre.

11 commentaires:

  1. Très belle chronique pour un livre qui le mérite. J'ai apprécié le fait de découvrir une autre facette de l auteur.

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    1. Merci.
      Si tu as aimé ce mélange fantastique-SF, tu devrais te pencher sur La cabane de l'aiguilleur ou Les fils du vent, mais pas d'horreur cosmique dedans.

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  2. Aha!
    Tu sais le vendre RC Wilson. C'est une belle chronqiue et je compte bien le lire d'ici fin janvier:début février ce recueil. Nous en reparlerons alors plus précisément.
    J'ai hâte! ;-)

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  3. Je suis toujours dans le doute avec ce livre. Le côté recueil me freine toujours.
    Mais je le note dans un coin mais pas pour tout de suite. ;-)

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    1. Toujours attendre le bon moment. Pour ma part, il m'a fallu 3 ans entre deux lectures pour l'apprécier. ..

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    2. Depuis sa sortie j'hésite... peut être qu'un jour ! Mais je lirais d'abord les novellas de Kress. ;-)

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    3. Kress sera peut-être le déclic pour te faire aimer les nouvelles...

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  4. Belle chronique. Je suis d’accord ,L’Observatrice est certainement le plus beau texte du recueil.
    Voilà quelqu'un qui fait des fins de nouvelles ouvertes et surtout pertinentes!

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    1. Merci.
      Je le préfère sur le format long, mais il arrive à nous donner des tranches de vie crédibles en peu de pages.

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