Au bal des actifs - Demain, le travail


Recueil coordonné par Anne Adàm, La Volte, 2017, 613 p., 11€ epub sans DRM



Karl avait raison. Cette bonne vieille aliénation est toujours à l’œuvre, à une nuance près : avec les nouvelles technologies, le potentiel aliénant devient délirant de possibilités.
Pire encore, l’aliénation peut venir à présent de nous-mêmes, comme si nous étions tout à la fois l’employeur et l’employé, l’exploiteur et l’exploité.
Postface, de Sophie Hiet

Un beau pavé, mais beaucoup plus lisible que le code du travail !

Présentation de l'éditeur :


Le travail qui vient : thème majeur de nos sociétés occidentales, enjeu canonique des élections présidentielles, première cause de mouvements sociaux lors de la Loi El Khomri et de dossiers dans la presse. Et si la fiction s’en mêlait à son tour ?
Entre disparition et retour au plein-emploi, les écrivains de science-fiction prennent parti. Lorsque les éditions La Volte lancent, le 1er mai 2016, en pleine ébullition de « Nuit Debout », l’appel à textes qui conduira au présent recueil, les ambitions levées pour les auteurs sont claires : dans un monde aux mutations espérées et redoutées à la fois, anticiper et projeter les devenirs possibles du Travail.
On présageait des utopies positives ; il en émerge des bribes, çà et là. Même si ce sont des textes résolument féroces, sombres parfois, indignés toujours, qui nous percutent de plein fouet. Dîner aux chandelles sur les ruines de la Commune de Paris ; burnout d’un écrivain face aux lois du marché ; jugement constant des uns par les autres sur un faux air de Black Mirror ; uberisation XXL dévorant l’énergie vitale de jeunes actifs sur-diplômés ; trader S.D.F. ; coach à la dérive ; intelligences artificielles séditieuses ; révoltes sociales dans un centre de tri de cercueils…
Les auteurs : Stéphane Beauverger, Karim Berrouka, Alain Damasio, Emmanuel Delporte, Catherine Dufour, Léo Henry, L.L. Kloetzer, Li-Cam, luvan, Norbert Merjagnan, Ketty Steward, Sabrina Calvo.


Mon ressenti :

Ah, le futur imaginé par nos chers auteurs de SF : des lendemains qui chantent, des voitures volantes, les villes sur la Lune ou Mars, le travail libéré... Un avenir espéré et attendu par nombre de lecteurs.

Mais nous ne sommes plus dans les années 50, fini la vie en rose, l'espoir a été douché, ratiboisé et passé au sanibroyeur. Reste des lendemains qui déchantent, des voitures uberisées, des villes gentrifiées et du travail oppressant et oppresseur.

Si vous avez encore espoir à des lendemains meilleurs, La Volte a demandé à douze auteurs francophones d'écrire sur le futur du travail de doucher toutes vos hypothétiques espérances.

Du bon, du moins bon, du très bon dont le Damasio qui vient de rafler le GPI pour sa nouvelle. Certains textes se répondent, le travail de coordination se fait sentir.


Catherine Dufour et Stéphane Beauverger nous parlent tous deux de l'insertion professionnelle de nos chers têtes blondes (ou rousses, ou noires ou...). Chacun se démerdent comme il peut en se tapant milles boulots en même temps en faisant la chasse aux clics, aux avis de consommateurs. Bref, notre présent en un peu plus sinistre, un peu plus 2.0. Pas très gaie, mais des personnages attachants et des univers malheureusement crédibles.

Même Karim Berrouka, qui d'ordinaire nous pond des textes à l'humour dévastateur a laissé son rire au vestiaire nous pond une dystopie sociale noire : Malgré un récit assez court, il parvient à tisser un monde crédible qui fera penser par certains côtés à 1984. Un bon texte entre paranoïa ambiante et découverte de la liberté où une société totalitaire et sécuritaire a pour seul leitmotiv : Le travail, c'est la santé. Mais ici pas moyen de la conserver sous peine de finir reléguer dans les non zones.
Un univers dystopique aussi pour Emmanuel Delporte et son Vertigeo : Toujours plus haut est le leitmotiv désormais, il faut ériger des tours comme naguère la tour de Babel afin de pouvoir se dépasser.
Ces deux nouvelles sont agréables, même si elles restent assez classiques dans leur forme : on découvre peu à peu le monde, le hiatus advient par un des personnages qui s'interroge sur le monde et la dystopie survient...


Ketty Steward et son Alive nous baigne dans la politique de l'emploi, la surveillance des surveillés, et le management intrusif. Bref notre société. A travers trois catégories de personnages : le psy chargé de la motivation et du contrôle, d'une jeune embauché dans le contrôle des chômeurs et d'un chômeur. Le récit est entrecoupé par des extraits d'un laboratoire de recherche. La société dystopique ou anticipatrice se révèle dans toute son horreur : intrusion dans la vie privée, évaluation de toutes les parts de sa vie, pauvreté allant même jusqu'au placement des enfants..
Un joli texte qui change des précédents qui ont eu plus de mal s'éloigner de leurs illustres prédécesseurs.

Norbert Merjagnan nous fait entrer de plein pied dans une société où le revenu minimum d'existence est possible sans réel changement dans la société. Une ode au collectif doublé d'une ode à la science pour ce bon texte. Li Cam nous parle des conseillers des grands dirigeants, devenu les têtes à penser, frôlant le statut de Dieu Entreprise dans ce monde cyberpunk : Futur indéterminé, les grands groupes ont du trouver une autre marchandise à vendre. Dans une de ses holdings, le saint patron vient de passer l'arme à gauche et il faut trouver son remplaçant. La faucheuse veille...

Suit Serf-Made-Man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine d'Alain Damasio qui a reçu récemment le Grand Prix de l'Imaginaire pour cette nouvelle. Trois creative consultant insolent et cynique doivent unir leur force pour avoir la seile place disponible dans une entreprise. La sranxe pour les hôtels est du pur génie créatif, on s'y croirait et on a envie d'avoir un aussi bel accueil.
Relation homme robot, art et artisanat, idée et copie. Damasio souffle le chaud et le froid, nous fait aimer ses persos cyniques pour nous les montrer dans tout leur monstruosité la page d'après.
Des fulgurances, des petites notes d'humour noir et ce texte m'a même fait penser par moment aux plus beaux textes de Léo Ferré. Au vue de l'univers, j'ai l'impression qu'il se déroule dans le même que son futur roman Les furtifs.
Seul ombre au tableau, un final décevant.


Les Kloetzer reviennent - encore ? - sur leur univers décliné en romans et nouvelles. Ici un monde où la perfection est apparente et va se révéler plus noir. Il sera question de cercueil, de travail à la chaine et de révolte sociale vu par une cadre. Un texte qui ne m'a pas transporté et que j'ai fini en diagonal.
De même pour Miroirs, de Luvan avec une petite différence : je n'ai même pas pris la peine de le finir
Pas compris, je dois être trop con. Texte trop déstructuré, complexe, complexifié :
À Canton, les gens ont perdu leur voix, et pas seulement parce que la guerre les a taillés de moitié. Les choses aussi se taisent. Comme si, la paix revenue, on avait peur de pétarader sur nos tombes. En retour, les hommes miment les A.I. affairées, atones et parfaites comme un verre de cristal ne connaissant pas l’exploration musicale de l’index moite. Les symphonies sont là, mais petites : un enfant chouine ; une chaîne de vélo souffre ; un soda qu’on ouvre trop vite ; une toux à travers la cloison blanche d’un hôpital. Pour le reste, silence. Au marché, on chuchote. Un revêtement de bitume s’applique sans chalumeau. Les A.I. se taisent – la faute aux robots militaires, leurs ancêtres – et les hommes susurrent ce dont la survie les incite à rêver : bonheur, paix, sensation digitale d’exister. C’est bien connu : il ne faut pas hurler ses rêves. Au mieux, ça les éparpille, au pire, ça porte la poisse.

On finit par les nouvelles de Léo Henry et de Sabrina Calvo qui préfèrent s'attarder sur le travail de l'écrivain. Léo Henry nous fait partager son travail sur la correction de son texte, de la première ébauche au final. Une nouvelle qui intéressera les écrivains en herbe, ce qui n'est pas mon cas.
Sabrina Calvo prend le relais pour fournir ce texte à l'éditeur, une situation kafkaïenne au possible. Très drôle, mais pas assez pour me faire oublier le lien ténu avec la thématique du recueil.
Le tout se termine par une préface de Sophie Hiet.

Interviews de certains des auteurs https://lavolte.net/blog/au-bal-des-actifs/

Un avis un peu plus mitigé pour l'Ours inculte : C’est attendu, ça manque de folie, d’idées renversante, de vision inédite.


Quelques citations :


L’oisiveté est telle la peste. Le Système tolère les divertissements, quand ils sont appropriés. Le Système ne tolère jamais l’oisiveté. Elle est le chemin qui mène à l’insubordination. L’oisiveté est le premier pas vers le syndicalisme. Le syndicalisme, c’est la servitude, la négation du lien social, c’est le retour à l’âge du chaos.
Nous vivons tous dans un monde meilleur, de Karim Berrouka

La Zone d’or est le lot des Grands travailleurs. Ils sont rares. Car l’exception est rare.
Tout est gratuit dans la Zone d’or. Le travail n’est qu’allégresse. Les divertissements nombreux. La joie éternelle.
Ceux qui accèdent à la Zone d’or sont les héros du Système. La Cité les respecte.
Nous avons notre avenir en main. Il ne tient qu’à nous de devenir des Grands travailleurs.
Que ceux qui accèdent à la Zone d’or nous inspirent !"
Nous vivons tous dans un monde meilleur, de Karim Berrouka

Toute création doit être éphémère. Parce qu’une création qui perdure est une histoire. L’histoire n’est pas souhaitable, car elle est le témoin d’une évolution. Elle prouve que le changement permet à une société d’évoluer. Or, un système parfait ne peut évoluer. Nous n’avons pas d’histoire, parce que ce monde est parfait…
Nous vivons tous dans un monde meilleur, de Karim Berrouka

Le temps est un gouffre abyssal. Nous n’en ressentons que certains effluves méphitiques. Il nous rote parfois un écho putride en plein visage. Nous ébouriffe de souvenirs abscons. Des éclats de couleurs surgis de l’anéantissement révèlent à nos yeux éteints l’infini des possibles.
Vertigeo, de Emmanuel Delporte

Il y aura des agitateurs. Il y aura des fauteurs de trouble. Ils apparaîtront et disparaîtront au gré des saisons, comme ces fleurs de l’ancien monde qui mouraient avant de refleurir. Leurs mots seront des pollens dispersés par le vent, qui féconderont les esprits faibles. Il convient de les éradiquer, et surtout de les contraindre au silence. Les idées de révolte doivent être détruites avant d’exister, et leurs auteurs jetés dans le vide silencieux.
Vertigeo, de Emmanuel Delporte

L’invention dont parlait Vera était une idée simple, de ces idées qui émergeaient d’elles-mêmes, mues par des pentes invisibles au long de chemins cachés comme une source jaillissant de la pierre là où il n’y avait rien, à la faveur des pluies.
coÊve 2051, de Norbert Merjagnan

« Si vous êtes ici, aux portes de The Doors, pour ce stage prestigieux, où on vous a choisi parmi trois mille diplômés, c’est que vous êtes uniques. Et ça, je kiffe vraiment ! C’est ce qu’on cherche ici : des singularités ! Des briseurs de moule ! Des profils issus du système mais qui retournent le système ! Le prennent à quatre pattes, par derrière. Des cerveaux neufs qui deep-fuckent la norme pour lui faire des petits ! Chacun de vous trois ici, chacun dans votre style, vous êtes des punks ! Vous fabriquez le futur, déjà, sans le savoir – juste parce que vous n’avez pas peur d’être qui vous êtes : des hapax ! Des Out-of-the-Box ! Il n’y a pas d’autres occurrences de vous sur cette planète ! Rien qu’on puisse copier ou automatiser de vous. Vous en êtes conscients ? »
Serf-Made-Man ? Ou la créativité discutable de Nolan Peskine, de Alain Damasio

J’ai conçu le chariot-fonceur, qui trace en appliquant la shopping-list ; Lazslo le caddie-Yack, lent, bio et éthique et le caddisruptif qui bouleverse vos désirs en vous imposant des produits inhabituels, des goûts hardis. Il y a aussi le chariot-de-feu qui grince quand les produits sont trop chers et les éjecte du caddie comme si ça le brûlait… (Trop de gens ignorent encore qu’un produit peut être tout à fait générique et dégager une marge très supérieure au produit pourtant plus cher.) Le caddie gourmand, lui, privilégie le gustatif et mange littéralement vos produits : il faut le surveiller pour qu’il n’avale pas le chocolat par exemple
Serf-Made-Man ? Ou la créativité discutable de Nolan Peskine, de Alain Damasio

Dans l’avenue Trump, le ballet des bus autonomes et des voitures sans chauffeur chorégraphiait une forme de silence. Le ciel était couleur de mood board gothique sous un filtre Rothko mal codé. S’y décalquaient mal la nuée triste des drones s’autoévitant, lesquels erraient dans le vide, aussi frénétiques et tracés, aussi paumés que moi dans ce brouillard brownien d’insectes en plastique qui volaient de boîtes en balcons comme je volais de boîtes en missions. Pour qui au juste, pour quoi ? L’atmosphère grésillait désagréablement. Où étaient les oiseaux ?
Serf-Made-Man ? Ou la créativité discutable de Nolan Peskine, de Alain Damasio


8 commentaires:

  1. Je vais oublier les nouvelles pour le moment même si le sujet m’intéresse... ;-)

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    1. Les nouvelles ne sont pas bonnes de toute manière, le travail sera toujours laborieux

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  2. Le concept est tentant mais comme je sens que ça va être fort déprimant je passe mon tour (mais bon, si j'avais un vrai rayon littérature là où je bosse j'aurais tenté de le passer en acquisition xD)

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    1. Dans l'ensemble, tout ça n'est guère réjouissant, sauf de savoir que les jeunes en baveront plus que nous ;p

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  3. Ca m'intéressait, mais là ça m'intéresse moins. Merci pour cette critique !

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    1. Au vue de ta préférence pour la Hard-SF, je ne pense pas que ce recueil t'aurait plu. On est vraiment dans l'anticipation social avec ce livre.
      Heureux d'avoir pu t'éviter une désillusion

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  4. C'est dingue, la réaction que tu prêtes à l'Ours inculte est à peu près exactement mon ressenti après lecture de ta chronique (en pensant au recueil hein, pas à ta chronique).
    Et si je veux déprimer, je regarde les infos...

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    1. Oui, cela manque un peu d'originalité, mais certains textes m'ont vraiment plus donc c'est bien passé au final.
      Moi je suis sadique, je déprime en regardant les infos, et je m'en reprend une louche dans mes lectures. Le malheur des uns me rend joyeux.

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