Le Dragon Griaule


Lucius Shepard, 2011, Le Bélial, 480p., 11€ epub sans DRM


Une colline reculée avec quelques villages de-ci, de-là, un dragon échoué là, allez savoir pourquoi. Terrassé pas un charme, mais toujours l'esprit vivant, le dragon Griaule hante les habitants.
Et moi, simple blogueur, je dois désormais chanter ses louanges.

Présentation de l'éditeur :

En 1853, dans un lointain pays du Sud, en un monde séparé du nôtre par la plus infime marge de possibilité, la vallée de Carbonales, une région fertile entourant la cité de Teocinte et réputée pour sa production d’argent, d’acajou et d’indigo, était placé sous la domination d’un dragon nommé Griaule. Il y avait d’autres dragons en ce temps-là, vivant pour la plupart sur des îlots rocheux à l’ouest de la Patagonie — de minuscules créatures irascibles, dont la plus grande avait à peine la taille d’une alouette. Mais Griaule était l’une des Bêtes géantes qui avaient régné sur un âge antique. Au fil des siècles, il avait grandi jusqu’à mesurer sept cent cinquante pieds au garrot et plus de six mille pieds de la queue au museau…
 

Mon ressenti :


Quelques lieux, en France ou dans le monde, sont rattachés à une légende autour d'un dragon : le puits du dragon de Cordes-sur-ciel; la Fosse au Dragon, à Mézières; le lac de Sameura au Japon; ou encore le Rio Sao Francisco au Brésil, photographié vu du ciel par notre astronaute national. Ces contes locaux enjolivent la réalité historique, nous savons tous que les dragons n'existent pas, n'ont jamais existé. Tous sauf un, dont Lucius Shepard va nous narrer quelques épisodes. Ce dragon véritable est située dans une réalité parallèle à la notre, dans une Amérique du Sud. Il se nomme Griaule. Voici son histoire.


Sous forme de nouvelles et de novellas, l’influence maléfique du dragon Griaule nous est conté durant ces deux derniers siècles. La force de ce recueil de fantaisie est de ne pas offrir la sempiternelle histoire de dragon, mais d'emprunter le chemin des légendes anciennes. Y a toujours il réellement un dragon ou n'est ce que la forme de la montagne qui a nommé le lieu, une lointaine rumeur ridicule ? Pas de chevaliers, de trésors, de combats épiques. Juste la réalité. Jouant sur différents genres, du roman noir à l'enquête judiciaire, du conte à la réalité la plus sordide, chaque texte apporte un éclairage différent sur la banalité du mal. Car Griaule est mauvais, foncièrement. Et de son aura maléfique, il influence l'humanité, son jouet. Ou bien est-ce les hommes qui se cherchent une excuse face à leurs bassesses ?

Le style de l'auteur est tout en poésie, mais qui se permet des notes de familiarité, de crudité. L'écriture toute en finesse qui m'avait déjà plu dans Les attracteurs de Rose Street est ici toujours présente. Dans la novella, nous avions quelques éléments politiques, ce recueil enfonce le clou. L'auteur était un bourlingueur qui s'est un peu attardé en Amérique du Sud, ce qu'il y a vu, le totalitarisme, les juntes militaires, le pouvoir, les relations riches/pauvres, les relations Amérique du Nord / Sud, transparaissent dans les textes, dont le dernier, Le crane, éminemment politique et sûrement biographique.

Dans sa postface, Lucius Shepard s'attarde un peu et avec beaucoup d'humour et de recul sur les origines de l'univers du dragon Griaule :

J'ignore pour quelle raison je n'ai cessé par la suite de revenir à Griaule. En règle générale, je déteste de tout mon cœur les elfes, les sorciers, les changelins et les dragons. Peut-être est-ce parce que j'ai vu un jour une liste de dragons de fiction classés par ordre de taille, avec le mien en tête de liste. Ça m'a donné l'idée de booster ma carrière en me consacrant à toutes sortes de créatures énormes. Une taupe gigantesque, un puceron gros comme une planète, un mouton gargantuesque, et cætera. Fort heureusement, je n'ai jamais exploité cette idée.


Un gros fil de discussion sur le recueil est disponible sur le forum du Bélial, l'occasion d'en apprendre aussi sur le travail de traduction de Jean-Daniel Brèque (ainsi qu’une discussion houleuse sur ce que doit ou pas être une critique sur un blog ! p.22)
Ce fil m'a permis de répondre à une interrogation que j'avais : Pourquoi le nom Griaule ?

Comme il l'a reconnu lors de l'entretien qui sera diffusé dans l'émission "Mauvais genres", Lucius s'est inspiré pour le nom de son dragon de celui de l'ethnologue français Marcel Griaule -- tout simplement parce que ça sonnait bien.
Jean-Daniel Brèque

Ce recueil ce clôt sur une petite postface en forme de notes sur chaque texte, de quoi comparé son ressenti à celui de l'auteur. Une impressionnante bibliographie termine l'ensemble.


D'autres avant moi se sont laissés influencés par le dragon Griaule
Lucius Shepard tisse un univers plein de noirceurs assez fascinant, et il a une sacrée plume pour mettre tout cela en forme (Vert)
Lorhkan se lance dans la dissection du dragon
En vrai super-héros qui ne s'en laisse pas compter, Xapur n'a pas succombé à l’influence subtile et perverse du Dragon Griaule !
Le mot de la fin à Baroona, qui influence depuis sa lecture tous les blogs de ses commentaires pour nous inciter à lire ce recueil, et qui me vole ma conclusion :

Au final, malgré des textes qui ne m'ont pas tous complètement emballés, Le Dragon Griaule est un recueil exceptionnel, pour au moins trois raisons. Tout d'abord, l'univers créé autour du dragon est inédit et superbement bien décrit. Dans cette continuité, il faut saluer la plume de Lucius Shepard : les descriptions sont magistrales et le texte est aiguisé. Mais surtout il sait terminer ses histoires. Même sans chute étonnante, chaque page finale est ciselée pour finir en toute beauté. Enfin, et peut-être même surtout, Le Dragon Griaule offre de nombreux moments réflexions, avec le libre-arbitre et la question des influences au coeur de tout. Mais peut-être est-ce Griaule qui influence ces mots pour vous inciter à le lire, qui sait ?

Ce recueil a reçu le prix Imaginales de la meilleure nouvelle en 2012

Petit tour d'horizon des textes
L’Homme qui peignit le Dragon Griaule
Une courte nouvelle dont le titre résume parfaitement le propos. Premier texte de cet univers, je pensais y trouver un texte bluffant, ce qui n'a pas été le cas. Juste un récit plaisant. Une mise en bouche pour connaitre un peu mieux la légende et le paysage où dort le dragon. C'est aussi l'un des textes politiques du recueil.

La Fille du chasseur d’écailles
Après avoir parcouru les environs géographiques du dragon, une petite incursion dans ses entrailles est nécessaire. Une expédition assez cauchemardesque qui m'a fait penser à certaines chimères du film Annihilation avec cette symbiose organique et végétale.
Prix Locus, novella / Court roman, 1989

Le Père des pierres
Un culte voué à la grandeur de Griaule, teinté d'occultisme, de magie noire et de luxure. Le prêtre est tué par le père d'une de ses ouailles. A t-il agit par vengeance ou sur la volonté de Griaule ? Nous suivons les pas d'un avocat aux dents jadis longues et qui se fait une raison sur comment fonctionne la société. Les pauvres restent pauvres les riches restent riches. Une enquête judiciaire en forme de lutte des classes.
Prix Locus, novella / Court roman, 1990

La Maison du menteur
Petit cour de biologie ici : comment naissent les enfants dragons ? De bien belle manière en tout cas. L'occasion d'en découvrir un peu plus aussi sur l'Amour chez les dragons.

L’Ecaille de Taborin
Les dragons controlent-ils l'espace temps ? Un texte qui permet d'en apprendre beaucoup sur la mythologie de notre dragon.

Le Crâne
Alors que les autres textes nous contaient des temps anciens, Le crâne nous transporte aujourd'hui au Temalagua (toute ressemblance avec des pays existants ou ayant existé....) Le texte le plus politique du recueil, le plus dur, le plus cynique, mais aussi l'un des meilleurs pour moi. Une sorte de conclusion de tous les sujets que l'auteur voulait parlé à travers son dragon : origine du mal, junte militaire et libre arbitre. Bien que très ancré dans la réalité, le récit n'oublie pas cependant que cela reste une histoire.



Quelques citations :


Au large de la pointe, la mer était une plaine couleur de jade parsemée de gerbes d'écume, dont la beauté semblait souligner l'élégance des résidences les plus cossues ; de l'autre côté, les récifs qui envoyaient des brisants sur les plages d'Almintra étaient souillés d'algues, d'immondices et de bois flotté. Il songea que les habitants du quartier, à la réputation naguère flatteuse, devaient avoir le cœur serré par ce panorama respirant la beauté et l'opulence qui contrastait si vivement avec leur quotidien, qui voyait les rats grouiller dans les tas de légumes pourris, les crabes-fantômes trottiner sur le pavé crasseux, les mendiants hanter les rues et les maisons pourrir lentement.
Le Père des pierres

Durant les neuf ans qui avaient suivi l'obtention de son diplôme, il s'était voué corps et âme à son travail, parvenant à un certain degré de réussite mais sans jamais dépasser le niveau d'un fils de paysan ayant accédé à la classe supérieure ; des avocats moins doués que lui avaient connu une réussite plus éclatante que la sienne, et il avait fini par comprendre ce qu'il aurait dû savoir dès le début : la loi écrite est subordonnée à la loi tacite des liens du sang et de la position sociale.
Le Père des pierres

Il lui confia qu'il aimait s'asseoir la nuit venue en haut d'une colline, pour contempler Port-Chantay en contrebas et rêver qu'il posséderait un jour une de ses belles demeures.
« Et aujourd'hui, votre rêve s'est réalisé, dit-elle.
— Eh non. Il y a une loi qui l'interdit. Les belles demeures appartiennent à ceux qui jouissent d'un certain statut social et qui ont l'histoire de leur côté. Il existe des lois contre les gens de mon espèce, des lois qui les maintiennent à leur place.
Le Père des pierres

Notre législation repose sur un code moral qui découle à son tour de la foi religieuse. Ne touche-t-on pas à la métaphysique ? La métaphysique transformée en loi au moyen d'un consensus moral, celui qui régit notre société du fait de la religion qui lui dicte sa notion du bien et des limites du comportement de chacun. Ce que je veux démontrer ici, c'est qu'il existe un consensus portant sur l'influence de Griaule. Si j'allais interroger les gens dans la rue, je n'en trouverais aucun qui ne croie pas en Griaule d'une façon ou d'une autre. La croyance en Dieu ne bénéficie même pas d'une telle unanimité.
Le Père des pierres

Il n'existait rien de sûr, aucune voie sans danger, aucune certitude morale. Tu fais ce que tu peux, pour toi et pour tes proches, en espérant que cela suffira à préserver ton âme. Sinon… eh bien, à quoi bon se tourmenter ? Pourquoi te soucier de ta culpabilité dans ce monde où nous sommes tous coupables ?
Le Père des pierres

Pour lui, l'élément le plus mémorable de la scène n'était pas Griaule mais la route qui venait des faubourgs de la ville. Bien que la majorité des morts aient été incinérés par la flamme magique du dragon et réduits en petits tas de cendres, ladite flamme avait du perdre de sa puissance sur la fin, car plusieurs milliers de cadavres calcinés décoraient la colline, identiques à ce qu'ils étaient de leur vivant mais si noirs et si fragiles que la simple pression d'un doigt suffisait à les pulvériser. Ce n'étaient que des statues de poussière dont l'intégrité reposait sur la seule habitude, mais qui paraissaient pourtant solides, une complexe tapisserie de formes humaines que l'on eût pu considérer comme le chef-d'œuvre d'un artiste de l'apocalypse.
L’Ecaille de Taborin

- Yara. » Le gamin sortit un tube de colle de sa poche et en versa quelques gouttes dans son sac.
« Pardon ? dit Snow.
- Elle s’appelle Yara. Elle est folle.
- En quoi ça la distingue de tous les autres ? »
Snow songea qu’il allait devoir expliquer sa conception du genre humain, à savoir que nous ne sommes tous qu’une collection de pulsions aléatoires contenues par le maillage des contraintes sociétales, mais le gamin semblait savoir cela d’une façon innée, car, sans qu’une clarification fût nécessaire, il précisa : « Yara n’est pas folle comme un singe. Elle est folle comme un serpent. » Il fit mine de plonger la tête dans son sac saturé de vapeurs mais se ravisa et le tendit à Snow, qui, ému par cette soudaine démonstration de politesse, s’empressa de l’accepter.
Le Crâne

Pendant la première année de son séjour au Temalagua, il travaillait comme correspondant d'une ONG bidon du nom d'Aurora House : on lui demandait de rédiger d'une écriture enfantine des lettres écrites dans un anglais approximatif et censées témoigner de la reconnaissance des enfants à demi illettrés dont Aurora House finançait l'éducation. Ces lettres étaient envoyées à des Américains crédules qui versaient vingt dollars par mois pour venir en aide à une Pilar, un Esteban ou une Marisol méritants. Il y ajoutait des formulaires de versement et des photos volées montrant des enfants en uniforme scolaire, heureux et épanouis, preuves irréfutables des effets de la charité sur les bambins victimes de malnutrition dont les images étaient jointes aux précédents envois. Au risque d'insister, précisons qu'aucun enfant du Temalagua, qu'il ait figuré ou non sur ces photos, ne reçut un seul centime d'Aurora House.
Le Crâne

De toutes les choses que j’avais vues, le crâne était la première qui parût en mesure d’ébranler ma vision du monde. Sa taille et son apparence incroyable, les décorations barbares dont l’homme et la nature l’avaient orné au fil des siècles, ces graffiti de mousse et de lichen, ces enluminures de jade laiteux et d’onyx noir, ces crocs gainés de vert-de-gris, cette gueule recouverte d’arabesques fanées, appliquées par quelque tribu disparue depuis des lustres, tout cela éclairé par la lueur mouvante des torches… à un instant donné, je croyais découvrir le visage grotesque d’un clown, un gigantesque masque de mardi gras en papier mâché, l’instant d’après je frémissais de terreur, persuadé qu’il allait s’animer et hurler.
Le Crâne

19 commentaires:

  1. Encore un qui succombe... quelle déchéance...

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  2. Il fait parti de mes prochaines lectures, ça fait plaisir de voir que tu es enthousiaste à son sujet :-)

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    1. Le sentiment global après lecture est plutôt bon. Et ce n'était pas gagné comme je n'aime pas la fantasy.
      J'espère que tu apprécieras autant que moi.

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  3. Ah, je suis enchanté que tu l'aies apprécié ! Je me serais senti un peu mal dans le cas contraire, je dois l'avouer. ^^'
    Tu vas désormais pouvoir toi aussi scander Sa Parole et faire Ses Louanges en maintes occasions, la joie d'un nouveau monde s'offre à toi. Vive Griaule !

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    1. Gloire à Griaule.
      Ceci dit, je ne sais pas si c'est son influence, mais les résultats des élections brésiliennes... No comment.
      En tout cas, merci pour cette découverte. Sans tes messages, je ne l'aurais sûrement pas lu.

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  4. En fait, tu as cédé à la corruption de Baroona, c'est ça XD ?

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    1. Oui, c'est exactement cela. Plus que l'influence perverse de Griaule, c'est celle de Baroona qui m'a hanté tout du long de ma lecture.

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    2. Mouhahahaha !
      Mais vu que je suis moi-même sous l'influence de Griaule, finalement...

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  5. je comprends ce qui s'est passé.
    L'influence du dragon Griaule t'a doucement et insidieusement dévoré de l'intérieur. Le Chein féroce s'est transformé en toutou à son Papa Griaule, et le voilà maintenant tout fier de rapporter quelques os ambulants à son maître, pôvres lecteurs,... Bientôt seront leur tour de se laisser envoûter par ces textes qui distillent une magie noire et subtile.

    Comme toi, mis à part un ou deux textes, j'avais accroché à la lecture. J'avais enchaîner avec La vie en temps de guerre qui ne m'avais pas covaincu. J'ai encore en rayon, Sous des Cieux.... et je compte m'offrir Aztecs.

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    1. Joli.
      Pour l'instant, je fais une pose dans le shepard, on verra par la suite si je me plonge dans son calice, mais les retours ont l'air d'^tre un peu moins enthousiaste.

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  6. Et dans ce très bon bouquin, le dragon est autant un excellent sujet qu'un magnifique décor.

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  7. Ta chronique confirme que ce n'est pas pour moi...
    Merci ;-)

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  8. Je l'ai dans ma wish, ta critique détaillée me confirme que je dois foncer. Je ne savais pas par lequel il fallait commencer, le dragon ou le calice, bon j'ai ma réponse ^^ Excellente chronique !
    John Évasion

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    1. Merci. Et attention tout de même à sa lecture, tu ne sera splus jamais le même après.

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  9. Parfait, tu es mur pour Le Calice du dragon du coup ^^

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    1. Je fais une petite pause, j'ai d'autres livres qui me font de l'oeil, mais j'y reviendrais

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