Chroniques martiennes


Ray Bradbury, 1950, Denoël, Folio SF, 324 p., 7€ epub avec DRM


Différence entre SF et Imaginaire, la réponse de Ray Bradbury


Présentation de l'éditeur :


Comment Mars fut colo­nisée, dépeuplée, com­ment elle fut abandonnée, comment elle devint pour de nouveaux « martiens » un dernier refuge... c'est ce que Ray Bradbury raconte dans ses fasci­nantes chroniques.

Mon ressenti :


Toujours difficile de se confronter à un vieux classique, peur de trouver sa réputation usurpée, peur d'y trouver une odeur entêtante de naphtaline. Mon auteur phare (est ce besoin utilement de le citer ?) disait de Bradbury que c'était un écrivain pour enfant, sans aucune condescendance ni méchanceté. Alors moi qui ait gardé mon âme d'enfant, j'avais envie de voir cela de plus près.

Sur l'odeur de naphtaline, les différentes nouvelles préférant s'attarder sur l’imaginaire, nous n'y trouvons pas d'éléments datés techniquement. L'histoire contée reste intemporelle, et le style rappelle une époque, sans que cela soit rédhibitoire.
Même si nous sommes très loin de la véracité scientifique, nul doute que nous sommes dans la littérature qui questionne, qui interroge, qui fait réfléchir a l'histoire passée et à notre présent pour mieux appréhender le futur. La colonisation de Mars de Bradbury fait penser immédiatement à la colonisation des Amériques, mettant en bas des millénaires de civilisation pour mieux ancrer la sienne. Mais ce serait dommage de ne s'arrêter qu'à cela.

Des textes poétiques, d'autres plus mars à mars, comme celui où des visiteurs terriens foulent le sol martien et ne rencontrent que des habitants qui s'en foutent, la mégère pense à ses biscuits au four et à la propreté de son sol, le voisin les corrige sur leur voyage de 100 millions de km qui n'en fait au final que 80 à cette période de l'année. Alors qu'ils pensaient à une arrivée grandiloquente, avec tambours et trompettes, voilà qu'ils arrivent en parfait quidams. Quel accueil !

- On pourrait peut-être s’en aller et revenir plus tard, proposa un des hommes d’une voix morne. On devrait peut-être décoller et réatterrir. Leur donner le temps d’organiser une réception.
- C’est peut-être une bonne idée », murmura le capitaine au comble de l’accablement.

Certains textes auraient leur place dans la série La Quatrième Dimension, de par l'étrangeté qui s'en dégage, le parfum années 50-60 et la chute qui prend souvent à rebours tout en laissant une part d'irrésolue. Les chutes m'ont souvent beaucoup plus, me prenant souvent à rebours.

La nouvelle Usher II, hommage à Poe et qui peut se lire comme une suite de Fahrenheit 451 est toujours d'une grande actualité. Magnifique de colère rentrée face à l'humanité et son besoin de politiquement correct.

N'étant pas très fan des nouvelles, et pour les raisons que j'évoquais au dessus, Chroniques martiennes m'a démontré que j'avais tort. C'est un recueil intemporel, parfois mordant, souvent lucide sur notre humanité et humanisme. Les textes d'inspirations plus poétiques m'ont passé au-dessus de la tête, mais la majorité vaut clairement qu'on s'y attarde.
Faites le lire à vos enfants, et n'oubliez pas de leur voler pour le lire à votre tour.


Récapitulatif



Quelques citations :


Ce ne serait pas bien, la première nuit sur Mars, de faire du boucan, d’exhiber un engin aussi bizarre, stupide et clinquant qu’un poêle. Ce serait comme importer une sorte de blasphème. On aurait le temps pour cela plus tard ; le temps de jeter des boîtes de lait condensé dans les fiers canaux martiens ; le temps de laisser des numéros du New York Times voleter, cabrioler et froufrouter sur le désert gris auquel se réduisait le fond des mers martiennes ; le temps des peaux de banane et des papiers gras dans les ruines délicatement cannelées des anciennes villes martiennes. On aurait tout le temps.
Et la lune qui luit



Peu importe la façon dont nous y toucherons, nous ne toucherons jamais Mars. Alors ça nous mettra en rage contre cette planète, et savez-vous ce que nous ferons ? Nous la dépècerons, la dépiauterons et la transformerons à notre convenance.
- Nous n’abîmerons pas Mars. C’est un monde trop vaste et trop avantageux.
- Vous croyez ? Nous autres Terriens avons le don d’abîmer les belles et grandes choses. Si nous n’avons pas installé des marchands de hotdogs au milieu du temple égyptien de Karnak, c’est uniquement parce qu’il était situé à l’écart et n’offrait pas de perspectives assez lucratives.
Et la lune qui luit

À voir tout ceci, nous savons que nous ne sommes pas de tels géants ; nous sommes des gosses en barboteuses, nous poussons de grands cris avec ces joujoux que sont nos fusées et notre énergie nucléaire, turbulents et pleins de vie. Mais un jour la Terre sera comme Mars aujourd’hui. Ça nous dégrisera. C’est une leçon de choses sur la notion de civilisation. Nous apprendrons de Mars. Et maintenant, rentrez le menton. Retournons là-bas et jouons les joyeux drilles.
Et la lune qui luit

— Que Dieu ait le sens de l’humour, voilà une chose à laquelle je n’avais jamais songé.
— Le Créateur de l’ornithorynque, du chameau, de l’autruche et de l’homme ? Allons donc ! » s’esclaffa Père Peregrine.
Les ballons de feu

Tous ses livres ont été brûlés dans le Grand Incendie. Il y trente ans de cela – en 2006.
— Ah, fit Mr. Bigelow d’un air entendu. Il faisait partie du lot !
— Oui, du lot en question, Mr. Bigelow. En compagnie de Lovecraft, Hawthorne, Ambrose Bierce, de tous les contes fantastiques et de terreur et, tant qu’on y était, de tous les récits de science-fiction, il a été brûlé. Sans pitié. Au nom de la loi votée pour la circonstance. Oh, ça a commencé en douceur. En 1999, ce n’était qu’un grain de sable. On s’est mis à censurer les dessins humoristiques, puis les romans policiers, et naturellement, les films, d’une façon ou d’une autre, sous la pression de tel ou tel groupe, au nom de telle orientation politique, tels préjugés religieux, telles revendications particulières ; il y avait toujours une minorité qui redoutait quelque chose, et une grande majorité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du présent, peur d’elle-même et de son ombre.
— Je vois.
— Peur du mot « politique » (qui était, paraît-il, redevenu synonyme de « communisme » dans les milieux les plus réactionnaires, un mot qu’on ne pouvait employer qu’au péril de sa vie). Et avec un tour de vis par-ci, un resserrage de boulon par-là, une pression, une traction, une éradication, l’art et la littérature sont devenus une immense coulée de caramel mou, un méli-mélo de tresses et de nœuds lancés dans toutes les directions, jusqu’à en perdre toute élasticité et toute saveur. Ensuite les caméras ont cessé de tourner, les salles de spectacle se sont éteintes, et les imprimeries d’où sortait un flot niagaresque de lecture n’ont plus distillé qu’un filet inoffensif de produits « épurés ». Oh, le mot « évasion » aussi était extrémiste, faites-moi confiance !
— Vraiment ?
— Et comment ! Chacun, disait-on, devait regarder la réalité en face. Se concentrer sur l’Ici et le Maintenant ! Tout ce qui ne s’y conformait pas devait disparaître. Tous les beaux mensonges littéraires, tous les transports de l’imagination devaient être abattus en plein vol ! Alors on les a alignés contre un mur de bibliothèque un dimanche matin de 2006 ; on les a tous alignés, le père Noël, le Cavalier Sans Tête, Blanche-Neige, le Petit Poucet, Ma Mère l’Oie – oh, quelles lamentations ! — et on les a abattus. On a brûlé les châteaux en papier, les grenouilles enchantées, les vieux rois, tous ceux qui « vécurent toujours heureux » (car naturellement, il était bien connu que personne ne vivait toujours heureux !) et « Il était une fois » est devenu « Plus jamais ». On a dispersé les cendres de Rickshaw le Fantôme ainsi que les décombres du pays d’Oz ; on a désossé Glinda la Bonne et Ozma, fait voler la polychromie en éclats dans un spectroscope, et meringué Jack Tête de Citrouille pour le servir au bal des Biologistes ! La tige du haricot magique est morte étouffée sous les ronces de la bureaucratie ! La Belle au Bois dormant s’est réveillée au baiser d’un scientifique pour expirer sous la piqûre fatale de sa seringue. Ils ont fait boire à Alice une potion qui l’a fait rapetisser au point qu’elle ne pouvait plus s’écrier : « De plus-t-en plus curieux », et d’un coup de marteau ils ont fracassé le Miroir et chassé tous les Rois rouges et toutes les Huîtres ! »
[...] « Écoutez, là-haut, lança-t-il en direction des fusées invisibles. Je suis venu sur Mars pour échapper à votre engeance de pisse-froid, mais vous affluez chaque jour plus nombreux, comme des mouches sur des détritus. Je vais vous faire voir. Je vais vous donner une bonne leçon pour ce que vous avez fait à Mr. Poe sur la Terre.
Usher II







12 commentaires:

  1. Je n'ai jamais voulu le lire, préférant rester sur mon souvenir de "Fahrenheit 451" - oui, je sais, il n'y a pas vraiment de rapport, mais je n'ai jamais dit que j'étais logique et rationnel. Mais bon, là, présenté comme ça, toutes mes certitudes sont remises en question.

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    1. Comme toi, je n'étais pas très chaud au départ, mais au final, j'ai très bien fait de tester. Alors...

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  2. J’ai essayé de le lire ado apres avoir fini Farenheint 451 mais j’avais abandonné, trop de mal a suivre l’auteur dans son recit... ta chronique me fait penser que je pourrais lui donne une seconde chance !

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    1. Fahrenheit 451 et ces chroniques sont assez différents, les lire l'un après l'autre peut choquer.
      Donc oui pour une seconde chance

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  3. J'ai adoré ce livre. Malheureusement, je ne l'avais pas chroniqué et mon souvenir s'est donc estompé. Mais je retrouve ce qui m'avait marquée dans tes extraits, cette pollution/destruction de Mars car tout se passe comme sur Terre...

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    1. Il y a quelques semaines, je regardais un documentaire sur la lune, et l'homme en quelques voyages y a déjà laissé des tonnes de déchets...
      L'histoire est malheureusement un éternel recommencement.

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  4. J'adore ce livre. Je l'ai lu ado sans comprendre la moitié des subtilités des textes, et pourtant il m'a marquée. Je l'ai relu y'a quelques années et la magie a opéré à nouveau, preuve que c'est effectivement un beau livre à prescrire et à relire (plus que Fahrenheit 451 qui est intéressant sur le coup mais sur lequel on ne revient pas forcément).

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    1. Fahrenheit 451 a un peu plus vieillit, même si cela reste un très bon texte. Ces chroniques restent beaucoup plus intemporelles

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  5. Je garde un excellent souvenir des Chroniques martiennes, même si effectivement je me souviens avoir eu du mal à me représenter certaines nouvelles. Pour moi c'est un classique absolument incontournables.

    Moins incontournables que le roman, il y a aussi l'adaptation télévisuelle en 3 épisodes sorties au début des années 1980. Je me souviens cependant avoir passé un bon moment devant. Par contre, je ne sais pas à quel point de nos jours cette adaptation peut être difficile à trouver...

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    1. J'avais vu qu'il y avait une adaptation télévisuelle, je crois que c'est dispo sur youtube. Il faut que je regarde sur le site de l'Ina, la qualité y est peut être de meilleure qualité.
      En même temps, cela me fait un peu peur, j'ai les images de ma lecture, et les adaptations des années 80 sont parfois très surprenante.

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  6. Mmh, j'avais été sidéré par la vision si futuriste et concrète de Bradbury dans Farhenheit mais le côté années 50-60 m'avait parfois freiné dans ma lecture. Je sais que ce livre est un autre grand classique de l'auteur. Pourquoi pas si je tombe dessus un de ces jours.
    Merci pour cet article !

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    1. Il vous en prie.
      Il y a vraiment de très bonnes nouvelles dans ce recueil, dans un style assez différent de son autre roman culte.

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